Camping sauvage, toilette à l'eau de mer et sieste sur la plage : malgré les quelques dinars qu'ils économisent toute l'année, Amir et Yahia, la vingtaine, n'ont pas les moyens de se payer l'hôtel. Mais l'évasion n'a pas de prix. Entre désillusions et débrouille, nous les avons suivis à la plage… « Passer de petits moment de vacances, c'est comme flasher un démo. Si tu le fais pas, le reste de l'année ton cerveau est codé. Et quand t'es codé, tu es cuit… » Amir Djaballah, 24 ans, et son ami Yahia ont pris la route avant-hier. Ils ont quitté Bordj Bou arréridj, un four en cette période de l'année, pour se rafraîchir sur la plage de Tighremt, à 30 kilomètres à l'ouest de Béjaïa. Là, ils ont installé leur tente au bord de la plage. Réveil avec le soleil à 8h. Toilette du matin dans l'eau azur. Les galets blancs rendent l'eau translucide. Rien à voir avec les plages de la capitale. Pas ou peu de barrages aux alentours. La plage est gérée par ses propres travailleurs saisonniers. Ce sont eux qui font le service d'ordre ainsi que le repas. Zoheir travaille dans un restaurant aménagé pour la saison estivale. Il est catégorique : « Il n' y a pas de voyous sur cette plage. Si on attrape un voleur ici, il passera un sale quart d'heure. Les voyous le savent, c'est la raison pour laquelle ils ne viennent pas. Les gens sont contents ici. Ils ne voient plus, l'espace d'un moment de vacances, les uniformes de police ou de gendarmerie. Et ça, ce sont de vraies vacances pour le cerveau ! » De retour d'une virée le long de la plage, histoire de montrer ses pectoraux aux jeunes émigrées, Amir se confie : « J'ai épargné 15 000 DA pour ces trois jours d'évasion. Tighremt, c'est un petit village isolé, alors on en profite. La plage est vierge, personne ne la connaît et on ne risque pas de croiser des têtes connues ! En plus, comparé aux grandes villes, ici c'est bon marché : 150 DA le repas. Je bosse dur, l'année, dans mon magasin de cosmétiques-tabac-journaux, toute la journée sans jour de repos et je gagne 150 000 DA l'année. ça me fait 12 000 DA le mois, et chaque mois, je mets 400 DA pour mon budget de vacances. C'est pas grand-chose, alors quand j'ai ce répit, j'en profite jusqu'au bout. » Yahia Baâbouche, lui, a 23 ans. Il est plombier depuis quatre ans. « Parfois, tu gagnes 30 000 DA, parfois 20 000, parfois fois plus rien pendant trois mois, s'il n'y pas de chantier. J'ai pris 4000 DA avec moi pour ces trois jours de vacances, mais j'assure le transport avec ma fourgonnette. On partage les frais avec Amir. J'aurais aimé être à l'hôtel, c'est plus confortable, mais crise économique oblige, la tente, c'est meilleur marché. » Il y a bien un hôtel derrière la plage, pas le grand luxe mais tout de même 3000 DA la nuit. Trop cher pour le budget de nos deux Braïdjis. Une tente, c'est plus économique et surtout, en l'absence de gendarmerie, il n'y a pas d'autorisation à demander pour camper… « Pour vivre l'esprit plage, il faut faire du camping, éviter l'hôtel. Demain je rentre et j'appréhende », soupire Amir. « Bordj, c'est une ville de vieux faite pour les vieux. Tu travailles et tu dors, il n'y a rien pour nous. Ni piscine ni cinéma. Rien, c'est une prison à ciel ouvert. Alors quand je vois l'ambiance ici, j'ai peur de rentrer. » Yahia renchérit : « A Bordj, les jours se suivent et se ressemblent. Moi, je suis venu pour oublier la routine, faire du sport, nager, manger, me reposer et fumer un petit joint le soir. Ici, il y a moins de monde, la plage est vierge, c'est la nature à l'état brute. A Tichy (10 km à l'est de Béjaïa), c'est sale, il y a top de monde et pas de sécurité. Cela fait trois jours que nous sommes ici et personne ne nous a encore rien volé. » La discussion s'interrompt quand une jeune fille en maillot deux pièces apparaît. D'habitude tchatcheurs, les deux compères deviennent alors taciturnes. Ils n'oseront pas l'aborder. Yahia a ses raisons : « Pour une fille, il y a trente garçons ! Automatiquement, ces mecs draguent la même fille, elle ne se sent plus, fière comme jamais. Alors j'ai une technique de drague. Je l'ignore. Je ne lui accorde pas d'importance… Et c'est là que la fille vient me parler. C'est une technique qui a fait ses preuves, je t'assure. »Sans doute. Mais ce jour-là, la jeune fille a disparu à l'horizon. Le regard d'Amir se dirige alors vers le maître nageur en short rouge qui domine la plage depuis ses deux mètres de hauteur. « J'avais fait le concours des sapeurs-pompiers pour devenir maître nageur comme lui. J'étais classé premier à toutes les épreuves. En natation, les examinateurs étaient étonnés, mais à la fin, l'examinateur en chef m'a averti : “Il faut que tu donnes 400 000 DA et là, tu auras ton examen.” ça m'a fait mal. Même pour ce boulot, il faut donner un pot-de-vin. Je préfère rester dans mon magasin toute ma vie que de donner cet argent à ces imbéciles qui profitent de leur position pour se faire du fric sur le dos de jeunes comme nous. Cette histoire m'a brisé, je veux partir… Loin… » Comme un remède, la plage de Tighremt soigne les rancoeurs d'Amir. Il piquera une tête dans l'eau bleu clair. Direction la gargote aménagée pour l'été : le plat de frites omelette est à 100 DA. La viande, ce sera pour le soir. Le choix est restreint : escalope ou viande hachée. Mais là aussi, les prix sont compétitifs. Les coupures d'électricité se succèdent. Il est donc très rare de trouver des boissons fraîches. « L'année prochaine, j'irai dans une autre wilaya, confie Yahia. J'ai soif de visiter. Peut-être la Tunisie avec une caravane ? » Sous la tente, on range les affaires. Demain, il faut se lever tôt. Amir ouvre son magasin à 8h pétantes. Yahia attend un chantier de plomberie qui pourrait lui rapporter gros. Les derniers moments de quiétude prennent fin. L'hôtel voisin et son Dj entonnent le tube de l'année dernière, Mohamed Allaoua et son Assed El ghouri. Amir et Yahia n'iront pas danser « pas prévu au budget », lancent-ils ironiquement. Une dernière douche dans un local aménagé. 100 DA pour se débarrasser de l'eau salée après une dernière brasse dans l'eau de la nuit. Il est 2h du matin, la plage de Tighremt s'endort dans un paisible silence. interrompu par le flot des vagues.