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A propos du fameux tournant d'avril 1977
Publié dans El Watan le 29 - 12 - 2010

Curieusement, les historiens prompts à accabler le régime algérien de cette période, font l'impasse sur le fameux tournant d'avril 1977 qui marquait pourtant la ferme détermination de HB de tirer les enseignements de 12 ans de socialisme spécifique, que ce soit dans le domaine institutionnel, celui de l'éducation, de la culture, de l'industrie ou des relations internationales.
La nécessité d'un aggiornamento
Le moment choisi par le président HB pour infléchir les choix économiques et sociaux fondamentaux du pays surprend indéniablement l'ensemble des observateurs. La Charte nationale adoptée en mai 1976, c'est-à-dire moins d'une année avant le virage de 1977, n'était-elle pas venue cristalliser pour une période indéfinie les bases idéologiques du régime : irréversibilité du socialisme étatique, marginalisation de la propriété privée réduite à sa plus simple expression (la propriété non exploiteuse), sauvegarde des acquis sociaux, prépondérance écrasante de la langue arabe à tous les niveaux de l'enseignement et de la recherche, engagement inconditionnel au profit de la cause palestinienne, construction du Maghreb sous bénéfice d'inventaire, etc.
Le président HB est destinataire, vers novembre 1976, d'un rapport extrêmement documenté et fouillé émanant des services de sécurité (dont l'obsession n'était pas tant la régulation policière de la société que l'avenir du pays) qui pointe du doigt les effets pervers déjà induits par le modèle industriel, la montée inexorable des besoins sociaux portée par une croissance démographique qui était la plus élevée au monde, la radicalisation potentielle du mouvement islamiste et le caractère dangereusement volontariste de l'arabisation de l'enseignement, même s'il y avait consensus sur le caractère national et officiel de la langue arabe. Sur le plan international, l'Algérie se trouvait isolée à cause de ses prises de position dans le conflit du Moyen-Orient et de la croisade dont elle avait pris la tête contre l'ordre économique capitaliste mondial.
La fidélité aux principes de base
Il n'a jamais été question pour HB de renier ses principes et ses convictions, que ce soit sur le plan intérieur ou sur le plan extérieur. Mais, et c'est en cela que l'ancien président de la République algérienne restera dans l'histoire un grand homme d'Etat, il avait compris qu'il lui fallait renoncer à imposer aux Algériens un quelconque modèle de gouvernance (comme on dit aujourd'hui) qui n'ait pas, au préalable, recueilli leur assentiment. L'idée d'appliquer à la lettre les recettes du socialisme étatique, conçues et élaborées sous d'autres cieux, lui était résolument étrangère, quoi que prétendent aujourd'hui quelques historiens du dimanche. Il était un pragmatique, nourri cependant de la conviction que l'Algérie ne pouvait sortir du sous-développement qu'en suivant un modèle adossé au principe de l'appropriation publique des principaux moyens de production et d'échanges, à une planification impérative et à la transformation des ressources pétrolières et gazières en rente productive.
Pour parvenir à ce résultat, HB avait dû entre, 1965 et 1977, réaffirmer le principe du centralisme démocratique, seul moyen d'unifier les rangs disparates de la société algérienne et de contenir les forces centrifuges toujours à l'œuvre pour déstabiliser l'Etat. Seule une organisation administrative de type jacobin (comme l'avait conçue, en son temps, le plus grand héros de la révolution algérienne, Abane Ramdane) était susceptible d'y pourvoir. Il fallait en effet poursuivre au lendemain de l'indépendance, de façon obstinée, la tâche historique que l'Etoile nord-africaine, le PPA/MTLD puis le FLN avaient entreprise sans pouvoir l'achever, à savoir la réalisation de l'utopie nationalitaire forgée par les pères fondateurs pour remembrer une société profondément travaillée depuis des siècles par la fragmentation et la segmentation.
Il est impossible aujourd'hui de déplorer la fragilité de la nation algérienne sans rendre l'hommage qu'il mérite au président Boumediène qui s'est attelé à construire un Etat et des institutions pérennes qui avaient vocation à survivre aux gouvernements et aux hommes, pour reprendre sa propre expression. C'est ce même Etat qui parviendra, près de 20 ans plus tard, à résister aux plus formidables turbulences auxquelles il ait jamais été soumis, alors qu'il était donné pour anéanti par les plus grands experts politiques de l'Algérie, à partir de 1994.
Le volontarisme politique, condition du changement
Quinze ans après l'indépendance, le système du parti unique donne des signes visibles d'essoufflement, même s'il est exact que HB avait surtout investi dans l'appareil d'Etat et ses divers démembrements pour construire peu à peu un modèle de développement qu'il pensait le plus adéquat pour conforter l'indépendance nationale et assurer le décollage économique, social et culturel du pays. Depuis que HB avait pris les destinées de l'EMG, en janvier 1960, il n'a eu de cesse de privilégier le seul intérêt du pays, cherchant à chaque fois à s'affranchir du jeu des clans et des factions qui constituait pourtant un invariant de l'histoire politique de l'Algérie. Ce n'est pas un hasard s'il apparaît, au sortir de la crise de l'été 1962, comme la personnalité la plus qualifiée pour concrétiser les aspirations du peuple algérien à la justice sociale, à l'équité et au développement.
Il est traditionnel de présenter le règne de HB comme celui d'un moment de nationalisme populiste que garantissait le caractère autoritaire du processus de décision. Pourtant, autoritaire ou pas, le président HB est obligé de composer avec plusieurs clans et coteries plus ou moins homogènes et soudés (des «citadelles», comme il le confiera au Dr Ahmed Taleb Ibrahimi) mais qui avaient tous en commun leur hostilité au socialisme et leur hantise de la résolution prise par HB de faire rendre gorge aux hiérarques du Parti et de l'Etat ayant accumulé des fortunes colossales à l'abri du monopole de l'Etat sur le commerce extérieur.
Le Président HB entendait pareillement se libérer des pressions qu'exerçait sur lui le courant islamo conservateur tendant à ce que la première source du droit positif fût la charia et à ce que la généralisation de l'utilisation de la langue arabe ne pût conférer droit de cité aux autres langues, dont le français qui était la langue de travail dominante dans l'administration, le secteur économique et celui de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Le président HB qui ne nourrissait strictement aucun complexe vis-à vis de langue arabe qu'il parlait et écrivait à la perfection, oppose une cinglante fin de non-recevoir à cette double exigence et instruit Mostefa Lacheraf de mettre en concurrence la langue arabe avec les autres langues étrangères, tout en sommant les tenants de l'arabisation intégrale et immédiate de travailler à la modernisation et à l'adaptation du contenu de la langue nationale aux exigences des sciences et des techniques modernes. 34 ans plus tard, force est de reconnaître que la langue arabe ne parvient toujours pas à s'imposer sur le plan international, tandis que le nombre d'ouvrages scientifiques, techniques et littéraires traduits dans l'ensemble des pays arabes est inférieur à celui produit par un pays comme la Grèce.
Préparer les mutations économiques et sociales
Le tournant d'avril 1977 s'assigne d'autres objectifs : tirer les enseignements des obstacles mis au plein épanouissement de la doctrine économique élaborée au milieu des années 1960 qui devait permettre à l'Algérie de rejoindre le camp des pays développés à la fin des années 1980. Au nombre de ces contraintes, on retiendra la contrainte démographique, la contrainte technologique et la contrainte liée aux limites de l'accumulation par l'outil de production étatique. La contrainte démographique a été constamment sous-estimée, dans la certitude où se trouvait la direction politique de l'époque de pouvoir irriguer en emplois durables le secteur industriel et le secteur agricole, tout en faisant face à la demande sociale en logements, écoles, hôpitaux, centres culturels, espaces de loisirs, etc.
Or, la croissance démographique ayant été invariablement supérieure à la croissance économique hors hydrocarbures, elle a induit logiquement une démultiplication de ces besoins qui n'ont pu être satisfaits dans leur globalité. A cet égard, d'aucuns ont fait grief au président HB de ne pas avoir prêté une oreille suffisamment attentive aux responsables de l'UNFA de l'époque (au premier rang desquelles on doit citer la regrettée Nafissa Laliam ainsi que Mamia Chentouf) qui préconisaient une régulation volontariste (mais non pas autoritaire) des naissances, le président HB considérant qu'en pays musulman cette vision risquait de se heurter au poids des contraintes culturelles, ce qui revenait, par ailleurs, pour lui à ouvrir un autre front, cette fois-ci contre de larges secteurs de la population dont il cherchait plutôt à gagner le soutien. Quant à la contrainte technologique, elle a été également dissimulée au président HB ; la responsabilité totale en incombe au tout puissant ministre de l'industrie et de l'énergie de l'époque, B. Abdesslam, que HB décida opportunément de rétrograder, en avril 1977, au poste de ministre des Industries légères pariant que la dignité la plus élémentaire dissuaderait ce dernier d'accepter cette diminutio capitis.
Cette contrainte se traduisait par un décalage de plus en plus profond entre les différents apports technologiques réalisés à travers les usines clés en main et produits en main et l'absence de leur maîtrise par nos ingénieurs et nos techniciens, dans le même temps où l'industrialisation consommait de plus en plus de devises mais sans pouvoir créer des emplois en nombre suffisant (les industries étant trop fortement capitalistiques). Les Assises du Ive Congrès du FLN que HB avait commencées de préparer, dans une solitude impressionnante (il travaillait 14 heures par jour en compagnie du fidèle Abdelmadjid Allahoum, oubliant de se nourrir de jour comme de nuit) devaient poser le principe d'une articulation dynamique entre l'apport technologique extérieur et le développement local des équipements, des innovations et de la maîtrise du processus technologique ; le président HB avait compris, avant moult experts algériens et étrangers que seul un véritable développement local ou endogène était de nature à intégrer les transformations technologiques importées.
Restait la contrainte liée aux capacités du seul secteur public économique de réaliser le décollage du pays. La Charte nationale adoptée en mai 1976 cantonnait le secteur privé aux marges de l'économie officielle.
On connaît les réserves du Président HB à l'égard du secteur privé algérien : fragilité de la bourgeoisie algérienne (à la différence de celles du Maroc, de la Tunisie ou de l'Egypte) pour des raisons liées à notre histoire et à la nature de la colonisation qui nous fut imposée, propension des entrepreneurs privés algériens à la spéculation autant qu'à la consommation et à l'exportation des capitaux. Toutefois, la pensée du chef de l'Etat devait évoluer rapidement devant l'inaptitude du secteur public économique à générer une croissance créant suffisamment d'emplois ; il entendait dès lors libérer progressivement l'initiative privée, tout en encadrant les entrepreneurs au moyen d'un cahier des charges dont l'administration devait garantir le respect. Il était également favorable à l'implantation d'investisseurs étrangers à la condition expresse qu'ils créassent de la valeur ajoutée et qu'ils transférassent réellement leur technologie aux entreprises algériennes.
Comme on peut le constater, HB était le contraire d'un idéologue sectaire. Il n'avait pas à rougir des choix qu'il avait effectués en faveur de la valorisation des hydrocarbures, ceux-ci devant élargir les ressources financières du pays et assurer la modernisation de l'agriculture, la croissance de l'emploi et la satisfaction des besoins sociaux d'une population jeune qui aspirait légitimement à améliorer son niveau de vie. Mais il lui revenait contre l'avis de son ministre de l'Industrie et de l'Energie de tirer les enseignements des dérèglements importants générés par une planification insuffisamment vertueuse en matière d'investissements, de production et aussi de revenus.
S'adapter aux mutations internationales
Sur le plan international, HB excluait qu'il eût pu y avoir un tournant. L'Algérie condamnait la paix séparée que l'Egypte s'apprêtait à conclure avec Israël et refusait d'ajouter foi aux assurances du président Sadate aux termes desquelles une telle paix serait le prélude à la reconnaissance par Israël des résolutions des Nations unies (essentiellement la résolution 242 du Conseil de sécurité des Nations unies) et à terme à la création d'un Etat palestinien.
L'état des lieux que l'on se doit aujourd'hui de dresser au Moyen-Orient où la perspective d'édification d'un Etat palestinien sur un territoire viable s'éloigne de plus en plus, montre combien le président HB avait eu raison de s'élever contre le principe d'une paix séparée avec Israël. De la même manière, le président HB ne pouvait revenir sur les revendications qu'il avait formulées, à la tribune des Nations unies, en avril 1974, en sa qualité de président du Groupe des Non-Alignés en faveur de l'instauration d'un nouvel ordre économique international plus juste et plus équitable. Toutefois, son pragmatisme l'avait conduit tout au long de l'année 1977 et du premier semestre 1978 à faire jouer à l'OPEP un rôle plus constructif que celui d'un simple cartel menant une guérilla incessante contre le pays consommateurs.
La seule préoccupation du président HB était le rétablissement des termes de l'échange et une meilleure répartition des richesses produites ; il restait le partisan de relations économiques intenses entre le Nord et le Sud et se méfiait de la logique autarcique préconisée par quelques leaders du tiers-monde, convaincu qu'il était qu'une stratégie de développement endogène déclenche rarement le processus d'accumulation autoentretenu qui caractérise le développement.
En revanche, sur la question du Sahara occidental, le président HB entendait se démarquer de son intransigeance originelle à l'égard du Maroc et désirait ardemment renouer le contact avec le Roi Hassan Il afin de procéder avec lui à une évaluation de la situation au Sahara occidental. Le président HB n'avait certes pas abjuré son attachement de principe au droit du peuple sahraoui à disposer de lui-même, mais il considérait que l'exercice par le peuple sahraoui de son libre arbitre ne devait pas inéluctablement se traduire par une indépendance en bonne et due forme. Aujourd'hui, seules deux personnes, à savoir l'actuel président de la République et le Dr Taleb Ibrahimi, sont en mesure de dire ce que le président HB projetait de réaliser pour éviter que l'affaire sahraouie ne mît durablement à mal la construction du Maghreb, autre projet auquel il était attaché et dont il avait longuement entretenu le conseiller du Roi Hassan Il,
Ahmed Réda Guédira.
Aujourd'hui, on voit bien que les affinités du peuple algérien avec le peuple marocain sont très profondes et que la construction d'un grand Maghreb est devenue une nécessité à la fois économique, sociale, politique et géostratégique ; celle-ci est d'autant plus impérieuse que toutes les populations de la région ne forment en réalité qu'un seul et même peuple, soudées qu'elles sont par une langue, une culture, des traditions, une histoire et une religion communes.
En traitant du fameux tournant d'avril 1977 que le président HB avait estimé devoir accomplir pour ouvrir de nouvelles perspectives à l'Algérie, nous n'avons pas pu aborder la question de l'enseignement supérieur qu'il voulait plus sélectif, la mise en place de nouvelles institutions consultatives qui eussent joué le rôle d'un véritable outil d'aide à la décision, sa volonté de faire subir une cure de jouvence au FLN, ce qui passait sans doute par la mise à l'écart de nombreux caciques ou encore sa réflexion à laquelle il avait associé quelques intimes, sur la nécessaire démocratisation des institutions.
Toujours est-il que la détermination du président HB à rompre un statu quo détestable et stérile à terme inquiète, en Algérie même, de nombreux acteurs dont les positions de pouvoir sont menacées, cependant que certains milieux internationaux ne résistent plus à la tentation de lui faire payer au prix fort son arrogance d'hier et sa prétention à modifier les rapports de force au Moyen Orient. L'évolution étonnamment atypique de sa maladie tend à suggérer qu'il a pu exister une conjuration de ses ennemis pour le faire disparaître et priver ainsi l'ensemble du monde arabe d'une de ses plus grandes consciences.


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