Albert Cossery est l'un des plus talentueux écrivains égyptiens d'expression française. Ce romancier, à la trajectoire atypique, a mené une existence solitaire dans une chambre d'hôtel à Saint-Germain-des-Prés, dans la simplicité et, parfois, dans le dénuement, à l'image des personnages qui peuplent ses fictions. Il mourut comme il a vécu. Seul. Loin de sa terre natale, El Kahira, la «Victorieuse», cette vaste jungle urbaine, dominée par le chaos, où se débattent des êtres démunis vivant dans la désolation et que l'auteur a rencontrés et côtoyés lorsqu'il vivait encore dans cette ville aux allures d'immense cour des miracles. L'écriture cossérienne met en perspective une philosophie de vie qui séduit, questionne, déstabilise. Elle vient, tout naturellement, bousculer nos préjugés et nous incite à une remise en question des valeurs qui dominent le monde et formatent nos représentations. Une vision qui pourrait être appréhendée comme une invitation à dépoussiérer notre sens commun pour renouveler notre vision et notre rapport au monde. Tout au long de ses romans, Albert Cossery met en scène des personnages fragiles, sensibles, courageux, fascinants, attachants et libres. Des hommes, majoritairement qui partagent une caractéristique commune : le refus d'un monde où le matériel et l'accumulation des biens sont érigés en dogme. Des êtres qui se rencontrent, se regardent, se reconnaissent, se lient d'amitié et s'unissent autour d'objectifs communs pour marquer leur opposition au monde dans lequel ils vivent et affirmer leur refus de se conformer à l'ordre dominant. Rafik (Les Fainéants de la vallée fertile) ; Samantar (Une ambition dans le désert); Haykal (La Violence et la Dérision) ; Medhat (Un complot de saltimbanques) ; Gohar (Mendiants et orgueilleux) et tous les personnages qui gravitent autour des héros cossériens sont décrits comme des êtres marginaux, indépendants et libres de tout engagement et de toute contrainte. Des êtres qui véhiculent l'idée selon laquelle «faire un métier, n'importe lequel, est un esclavage». Des hommes qui «ont fait leur propre révolution» et qui refusent de se voir mourir dans la routine et la servitude, favorisant ainsi «le progrès de l'esprit» au détriment du «progrès technique». «Eh bien, quand un homme te parle de progrès, sache qu'il veut t'asservir», écrit Cossery dans Les Fainéants de la vallée fertile. Et, inévitablement, cette conception résume l'une des idées centrales de l'œuvre cossérienne selon laquelle la possession et l'accumulation des biens matériels n'est point synonyme de réussite et de bonheur. Non conformistes. Autonomes. Affranchis. Ces personnages émergent comme des acteurs à part entière qui vivent dans leur propre monde, définissant leurs propres valeurs et choisissant leur propre style de vie. Et afin d'affirmer leur attitude anticonformiste et réaliser leur retrait de la société dans laquelle ils vivent, ces protagonistes vont déployer deux types de stratégies. Gohar, Rafik, Galal, Hafez et bien d'autres vont recourir à la stratégie de la non-conformisation par l'oisiveté, cet «art suprême et distingué» qui se décline sous forme de paresse et de sommeil. Aussi, loin d'être improductive et connotée négativement, la notion de paresse, «cette oisiveté pensante» revêt, sous la plume de Cossery, une dimension positive puisqu'elle est appréhendée comme indispensable à la réflexion et à la maturité. Et du point de vue de l'écrivain, «un paresseux intelligent, c'est quelqu'un qui a réfléchi sur le monde dans lequel il vit. Et donc, ce n'est pas de la paresse. C'est le temps de la réflexion». Cette posture est illustrée par Gohar, professeur de lettres et de philosophie à l'université qui, après avoir pris conscience que son enseignement était basé sur le mensonge et l'hypocrisie, décide de renoncer à son capital économique, social et culturel pour vivre dans la peau d'un mendiant, dans un quartier pauvre du Caire. De temps à autre, il met son savoir-faire rédactionnel au service de Set Amina, propriétaire d'une maison close et des prostituées en écrivant leurs lettres. Gohar semble être fasciné par le bordel qu'il assimile à un lieu où «la vie se montre à l'état brut, non dégénérée par les conformismes et les conventions établies». Ainsi, pour ce personnage formidablement sympathique, l'oisiveté est le symbole de la liberté. C'est un état qui favorise l'affirmation de son individualité et son choix de vie. Par ailleurs, le sommeil renvoie à l'idée du retrait de la société. Les personnages qui animent la trame du roman Les Fainéants de la vallée fertile (Gala, Rafik, Hafez…) considèrent le sommeil comme une «valeur suprême» ; un refuge et un moyen de protection du monde des hommes. C'est un rempart contre l'ennui, l'exploitation, l'avilissement et l'esclavage ; un havre de paix et de sérénité. Le second type de stratégie déployée par les héros cossériens concerne la non-conformisation par l'amusement et la dérision. Samantar (Une Ambition dans le désert) ; Heykal (La Violence et la dérision) ; Medhat, Heymour et Imtaz (Un Complot de saltimbanques) vivent dans la gaîté, la joie et la liesse, tournant en dérision tout ce qui les entoure et, en particulier, la dimension oppressive du pouvoir des dirigeants de la société dans laquelle ils vivent. Cette attitude vient renforcer davantage leur détachement des valeurs dominantes, affirmant ainsi leur dignité. Leur liberté. A la lumière de cette approche, la dérision, «instrument» de non violence et de plaisir, poursuit un double objectif. Primo, cette attitude contestataire vise à remettre en cause l'ordre politique et social établi. Heykal et ses disciples passent leur temps à tourner en ridicule le pouvoir oppressif du gouverneur de la ville et à combattre son comportement tyrannique par le truchement de la dérision. Leurs tactiques prennent plusieurs formes : la rédaction de tracts à la gloire du gouverneur, la réalisation d'une statue en son honneur… Le but étant de rendre ridicule son pouvoir aux yeux de la population et de favoriser ainsi la remise en cause de son autorité. Secundo, la dérision revêt une dimension positive car c'est un moyen d'affirmation de soi et de développement personnel qui permet à ces individus de rire de tout, de se détacher du monde matériel et violent, de se distraire, d'être soi-même et de vivre libres. A la lumière de cette conception, Samantar nous apparaît comme «l'homme du moment présent et des plaisirs terrestres». Comme quelqu'un qui «avait déjà fait sa révolution tout seul et jouissait avec orgueil de sa suprématie sur un monde d'esclaves». L'image d'un homme humain. Profondément humain ! Heykal, Samantar, Rafik, Imtaz, Medhat, Gohar, Heymour émergent comme des personnages qui rient de la vie. Jouissent du présent. Conçoivent la dérision comme une alternative à la violence qui régit les rapports humains. Des êtres qui ont fait le choix d'une vie marginale, libérée des considérations matérielles et du poids du conformisme et de l'aliénation. Les écrits cossériens mettent en scène des humanités qui donnent vie à nos rêves et nourrissent nos utopies. Oui. Les figures cossériennes ont bien fait leur révolution. Elles nous incitent, à notre tour, à faire notre propre révolution. Car chaque protagoniste, chaque scène, chaque image, chaque parole, chaque mot est une invitation à une remise en cause du monde dans lequel nous végétons. C'est une incitation à une reprise de soi afin de s'approprier le cours de sa vie, de son histoire et rompre avec la domination, les hypocrisies, les leurres, les artifices et les faux-semblants. Car, pour Cossery, «un grand livre vous donne une puissance extraordinaire. Vous pouvez être pauvre, misérable, malade, désespéré, la lecture d'un grand chef-d'œuvre vous fait oublier tout ça». Alors, sans perdre un seul instant, lisez et relisez Albert Cossery ! Et laissez-vous porter par le flot des vagues du monde merveilleux de la sagesse orientale d'où il se dégage un appel incessant et pressant à la Libération. Notre libération !