Ici, l'odeur de l'argent, des légumes et des m'hadjeb se fait sentir de loin. A Rovigo, le plus grand marché de gros de fruits et légumes en Algérie, peu importe l'heure du jour. Ou, en l'occurrence, de la nuit. La ville de Bougara, à quelque 60 km d'Alger, dans la wilaya de Blida, ne dort jamais. Chaque nuit, dès 3 h du matin, des milliers de tonnes de produits frais passent de main en main. Des centaines de camionnettes et de camions stationnent à proximité du marché, aux abords de la route. « Ils sont là depuis 21h », nous dit-on sur place. Les fournisseurs comme les acheteurs y affluent des quatre coins du pays, pour étaler ou choisir le meilleur des produits agricoles frais. Le coup d'envoi est donné : le ballet des quelque 600 véhicules qui entrent quotidiennement au marché font la queue en silence. Un agent encaisse l'argent des tickets, en respectant, un baromètre établi par Attoum Agroalimentaire, l'entreprise qui gère les lieux depuis un an et pour encore deux ans. Les prix varient entre 100 DA et 600 DA, « Cela dépend de la quantité », nous renseigne l'agent. Attoum agroalimentaire est une entreprise familiale. Ses patrons, originaires de la région, connaissent le marché comme personne pour y faire leur business depuis son ouverture en 1980. L'entreprise emploie 38 agents de sécurité et 20 agents de nettoyage. Aujourd'hui, les chalets faisant office d'administration se retrouvent dans l'obscurité la plus totale à cause des intempéries de la nuit. Tels des mandataires, nous pénétrons à l'intérieur du marché à ciel ouvert, escortés par quatre agents de sécurité. « La balade peut s'avérer dangereuse, car certains des jeunes commerçants passent la nuit à boire, à fumer des joints et, parfois, à prendre d e s p s y c h o - t r o - pes… », nous prévient un de nos gardes du corps. Les 5 ha du marché –avant la construction de l'autoroute Est-Ouest, il en faisait 10- ressemblent à un décor du Moyen-Âge. Les fellahs, habillés très pauvrement, poussent des charettes bringuebalantes. La chaussée est complètement défoncée. « Il ne reste rien de ce marché, les Hilux ont remplacé les vieilles 403 et 404 bâchées », regrette Boualem, nostalgique du vieux marché Rovigo. Les camionnettes entassées les unes contres les autres, les bâches levées, les enchères peuvent commencer. Ce matin, d'après les habitués, les prix sont abordables. « 26 DA le kilo de pommes de terre », propose Messaoud , un agriculteur de Aïn Defla. « Menteur !, rétorque un autre agriculteur. Il vend ses pommes de terre à 30 DA ! » Dans les allées étroites du marché, où toute circulation est impossible, les charrettes viennent s'ajouter au défilé de camions. Les places les plus chères, dans un petit hangar, se négocient à des prix tenus secrets. Les commerçants venus chercher la marchandise stationnent à côté. « Mais 30% des commerçants qui fréquentent ce marché sont des revendeurs, clarifie le représentant de l'entreprise gérante du marché. Ils attendent les agriculteurs à l'extérieur du marché, ils achètent les fruits et les légumes, majorent le kilo de 5 DA et les revendent ici. C'est pour cela que le consommateur paie cher… » Entre les camionnettes, on n'est pas là pour faire la discussion. Les échanges s'arrêtent à « combien, fais-moi un prix, kilos, j'achète… » Pas l e temps pour causer. Hadj Brahim, agriculteur de Médéa, attend que des clients lui achètent ses pastèques. « Il n'est que 4h du matin, mes clients potentiels ne sont pas encore venus », explique-t-il. Kader, la trentaine, agriculteur de Relizane, connaît bien les entrées de Rovigo. « Les commerçants des marchés Clauzel, Meissonier et Bab El Oued sont les premiers clients. Les commerçants algérois préfèrent acheter tôt pour éviter les embouteillages. Grâce au téléphone portable, les prix sont négociés à l'avance. Ils n'ont qu'à venir chercher leur marchandise », nous explique-t-il. A quelques mètres se trouve le semblant de pavillon réservé aux légumes. Vendeurs ou acheteurs, aux « halles », chacun a ses habitudes, ses fournisseurs et ses clients attitrés. On négocie, on s'arrange entre personnes de confiance... Les jeunes ont pris la relève –les comme r - çants n'ont pas plus de 35 ans - mais depuis 29 ans, les règles du jeu sont les mêmes. « Ce sont eux qui tiennent en réalité les rênes de ce marché, personne ne peut les défier », s'énerve Salah, un ancien mandataire, qui a fait faillite. Son business maintenant, c'est la vente de sachets en plastique. « Avec les chambres froides, ils font la pluie et le beau temps. Regardez-moi ces fruits et ces légumes ! Ils sont morts… Bientôt on l'appellera Rovigo le marché des produits frigorifiés. » Aux halles aussi la concurrence est très dure : les transactions se font en toute discrétion. Les mandataires préfèrent ne pas communiquer leurs prix de vente. Les clients venus de l'est du pays, Annaba, Tébessa, Oum El Bouaghi ou Batna trouvent les prix abordables. Le kilo de cantalou est cédé à 15 DA, les raisins à 70 DA le deuxième choix, et à plus de 90 DA le premier choix. Vers 7h, dans la zone réservée au chargement des marchandises, quelques commerçants paient les manutentionnaires et s'apprêtent à partir, laissant la place à d'autres acheteurs. Le manège va durer jusqu'à 18h, dans une routine parfois perturbée par les rivalités entre l'Union nationale des commerçants et les gérants de Rovigo. Ainsi va la vie dans le plus grand marché de gros d'Algérie où les transactions commerciales et les enjeux politiques et économiques se rangent dans les mêmes cageots.