Touchés par la vague d'incendies enregistrés durant la dernière dizaine de juillet passé, en Kabylie, les villages et hameaux formant les Ath Argane, enclavés entre les monts du Djurdjura, à l'est de Tala Guilef et dépendant administrativement de la commune d'Agouni Gueghrane (daïra des Ouadhias), vivent en marge du moindre indice de développement, dû à leur isolement, mais aussi et surtout au manque de considération manifeste de la part des différents élus et responsables locaux successifs, à l'égard des 3500 habitants qui y vivent, dans des conditions assez singulières, sans la moindre amélioration notable depuis l'indépendance du pays. Situé au sommet d'un pic montagneux, à 1130 m d'altitude, le centre du village Taguemount, chef-lieu des Ath Argane, donc leur « vitrine », est si petit que quelques enjambées suffisent pour le traverser. Ici, en ce mois d'août, l'air est agréablement frais et sent bon l'herbe sauvage. Nous cherchons des yeux, sur les monts voisins, la trace de l'incendie qui a ravagé, le 27 juillet, 9 hectares de chêne vert, maquis et broussailles. « C'est là-bas », dit Rachid, un habitant du village, en désignant du doigt, sur le mont face au sud, un grand carré noirci de cendres. Juste en dessous, c'est le village d'Ath Ouelhadj. « L'incendie s'est déclaré vers 15h, on ne sait comment. Très vite il a commencé à se propager, menaçant de près, le village Ath Ouelhadj. Grâce à l'intervention rapide de l'unité des Ouadhias de la Protection civile, à coups de pelles et de pioches que la dizaine d'éléments, aidée par la population, a pu dévier le feu vers le sommet de la montagne, sauvant ainsi les habitations. Ce n'est que le lendemain, vers 3 heures du matin qu'il a été totalement maîtrisé », ajoute-t-il. L'AEP au forceps Quelques jours avant cette catastrophe, les citoyens de ce même village, lassés par plus d'une année d'inutiles réclamations, ont eu recours à la manière forte, pour exiger la réfection de leur réseau AEP qui n'alimente plus leur village, depuis plus d'une décennie : poussés à bout, ils ont fini par saboter leur propre conduite, puisqu'elle ne sert à rien, ainsi que celle qui alimente le chef-lieu communal. : « Bien sûr, la réaction des élus ne s'est pas faite attendre : 48 heures après, les conduites ont été réparées, avec de nouvelles promesses de prendre en charge la revendication légitime des villageois », commente-t-il encore. En cette fin de matinée, à l'entrée de Taguemount quelques vieux, assis à même le sol, lèvent la tête pour saluer, sans interrompre leur discussion silencieuse. Sur le côté gauche, une mosquée bien en vue, bâtie sur du roc, surplombant une multitude de villages, allant des Ath Agad,Timeghras, Aït Boumahdi, jusqu'à Ouacifs. Quelques pas plus bas, c'est une petite bâtisse appartenant au comité de village pour les besoins de la collectivité à l'occasion d'heureux évènements ou de décès. Elle est également utilisée par l'association culturelle Tharwa n'Ath Argane, qui y organise ses différentes activités dont un atelier de couture, une salle d'Internet toute équipée, mais non fonctionnelle : « La salle est à l'arrêt. L'appareil téléphonique WLL que nous comptions utiliser s'est avéré inefficace. La mauvaise connexion nous a forcé à remballer le matériel, en attendant une connexion satellitaire, si nous voulons offrir une fenêtre à tous nos jeunes, vivant leur chômage dans la solitude, coupés du reste du monde », déclare avec amertume le président de l'association culturelle qui compte plus de 180 adhérents participants. Depuis son agrément, en 1991, celle-ci n'a bénéficié d'aucune subvention, ou autre aide. Pas même l'attribution d'un local pour son siège et, à chaque réclamation les élus donnent la même réponse : « Prenez nos murs, si vous les voulez ; nous n'avons rien d'autre à vous proposer. » Juste après « la bâtisse » en question, il y a l'unité de soins, qui souffre du manque d'antiseptiques, entre autres, pour prendre en charge les premiers soins des patients. « Notre grand problème c'est l'absence d'un médecin pour assurer une permanence une fois par semaine, compte tenu de notre éloignement des centres hospitaliers des Ouadhias(18km) et des Ouacifs(16km). Il faut également, comme autre priorité, 2 lits pour les femmes enceintes en plus d'une sage-femme, notamment durant la période hivernale », énumère avec insistance Belaïd, l'infirmier de l'unité, en poste depuis près de 20 ans, affirmant qu'à cette altitude, il neige bon an, mal an, jusqu'à 1,30m. « Toutes les routes sont alors impraticables, et nous restons ainsi coupés du reste du monde parfois plus d'une semaine, comme ce fut le cas durant l'hiver 2005 ». Cet enclavement se répercute sur la scolarité des enfants, dont les résultats cette année sont catastrophiques, avec des taux de réussite insignifiants, aussi bien au baccalauréat qu'au BEM « Nous avons moins d'une dizaine d'élèves admis à passer en 1re année secondaire sur plus de 60 candidats », ont déploré des parents d'élèves. Pourtant, ces dernières années, les choses se sont un peu améliorées, avec l'intervention, quant les possibilités le permettent des chasses-neige, appartenant aux communes d'Aït Toudert ou d'Aït Bouaddou, parfois même de Tala Guilef, pour le déblayage des routes, rétablissant ainsi la circulation des véhicules. Mais comment donc les habitants d'Ath Argane font-ils en l'absence des chasses-neige pour les évacuations d'urgence vers des hôpitaux si lointains ? « Au cours de l'hiver de 1994, nous avons eu à affronter le cas d'une femme enceinte arrivée à terme, qu'il fallut donc évacuer d'urgence vers l'hôpital des Ouacifs. Une dizaine d'hommes se sont alors portés volontaires pour la transporter en se relayant. La neige qui leur arrivait jusqu'à la ceinture, gelant leurs membres, ralentissait leur progression. Quelques kilomètres plus loin, n'en pouvant plus, la pauvre malheureuse complètement affaiblie ainsi que l'enfant qu'elle portait encore rendirent l'âme, à mi-chemin », se remémore avec beaucoup de tristesse, l'infirmier, 15 ans après le drame. L'année suivante, c'est la même aventure qui est tentée, mais, fort heureusement avec succès, cette fois-ci : « C'était le même décor, avec presque autant de neige. Nous avons porté la femme enceinte sur plus de 6 km, jusqu' au chef-lieu communal d'Agouni Gueghrane. De là, la route étant relativement praticable, nous avons pu rejoindre l'hôpital de Boghni, avec la mère sauve, qui a donné naissance à un garçon », se souvient encore Belaïd. En attendant un chasse-neige C'est pourquoi, pour les habitants d'Ath Argane, l'attribution avant l'hiver, d'un chasse-neige à la disposition de leur village est vitale, car il y va de leur vie. Face à l'unité de soins, il y a le monument érigé à la mémoire des 165 chahids d'Ath Argane, tombés au champ d'honneur, pour l'indépendance de l'Algérie, le seul édifice, d'ailleurs, qui fait encore leur fierté. « 47 ans après, nous vivons encore au Moyen-âge. A part ce que vous voyez, nous n'avons absolument rien : pas de journaux, ni kiosque, ni téléphone, ni maison de jeunes, encore moins de cybercafé, pas de magasins, à l'exception de 2 ou 3 bicoques servant d'alimentation générale. Pas même une boulangerie, pas à cause d'un manque de fonds, mais parce que les habitants considèrent que tout investissement ici, est voué à l'échec, en l'absence de structures de base et autres commodités de première nécessité ». « Il y avait bien au village une annexe de la mairie, ainsi qu'une antenne de la poste, mais elles sont toutes deux fermées, depuis de longues années, pour cause d'insécurité, avait-on justifié », tonne Rachid, quadragénaire, maçon de son état. « Ce sont les pensions et les retraites des immigrés qui créent quelques emplois saisonniers aux artisans. Sans cela nous crèverions de faim. J'enrage de me rappeler, qu'a 41 ans, je n'ai jamais eu une fiche de paye, entre les mains », peste-t-il encore, affirmant que le taux de chômage n'est pas loin des 80 % dans la région. Les citoyens rencontrés ce jour-là, ont tenu à exprimer en outre leur indignation devant le comportement de l'exécutif de l'APC d'Agouni Gueghrane, lors de la fête de l'indépendance le 5 juillet dernier. « Ils sont venus repeindre le monument, avec les trois couleurs de l'emblème national, comme il est d'usage. Finalement, ils se sont limités à refaire les faces visibles de la route, et encore sans les bandes vertes et rouges. Nous posons la question : est-ce pour économiser quelques kilos de peinture ou bien pour nous signifier leur manque de considération même à l'égard de nos martyrs ».