Ce sont ces trafiquants qui « traient » tout le carburant des stations-service de Tlemcen et des wilayas limitrophes pour l'exporter de manière « illégalement légale » vers le royaume marocain. C'est inouï qu'on ne puisse voir ce qui est clairement visible. Le trafic de carburant est un phénomène bien incrusté sur la bande frontalière ouest. Une industrie qui nourrit des dizaines de milliers de familles et tous ceux qui y contribuent par leur complicité silencieuse ou au grand jour. Selon nos investigations, il existerait 8000 trafiquants, originaires de toutes les régions du pays, versés dans ce créneau. Des personnes de l'Est et du Centre-Ouest de l'Algérie ont acquis des véhicules de tous types et ont loué des maisons dans la wilaya de Tlemcen pour s'adonner à ce trafic. Cela va du convoyeur au magasinier de dépôt de stockage et jusqu'au passeur. Le tout est chapeauté par les gros bonnets qui ont pignon sur rue. Itinéraire d'un hallab. A bord d'une Renault 18, d'une R21 ou R25, d'une Peugeot 504 ou 505, d'une Mercedes ancien modèle, d'un Boxer, d'un camion 10 tonnes ou d'un semi-remorque, le trafiquant fait le tour des stations-service de Tlemcen, Remchi, Beni Saf, Maghnia, Ghazaouet, Nedroma et achemine le carburant acheté vers des dépôts de la bande frontalière. Ce sont alors les passeurs, généralement des adolescents, qui traversent la frontière sur des baudets chargés de jerricans et instruits à la méthode pavlovienne. Les convois asiniens s'ébranlent généralement à la tombée de la nuit. De jour comme de nuit, le hallab sillonne les routes avec en ligne de mire la station-service et la frontière. Dans ses expéditions, tout est permis : dépassement sur la ligne continue, à droite comme à gauche, vitesse excessive… Conséquence : en un mois, ces conducteurs de la mort ont tué plus de trente personnes qui avaient eu le malheur de circuler sur la route selon la réglementation. Pour lutter contre ce trafic, le wali de Tlemcen a signé un arrêté il y a près d'un mois. Un texte limitant l'approvisionnement en carburant à la contrepartie de 400 DA pour les véhicules légers et de 1500 DA pour les camions. Apparemment, cette décision ne concernerait que les voitures suspectes : des Mercedes, des Renault 25, 21 et 18 et des Peugeot 504 et 505, en plus des camions de tous types. Pourtant, des pompistes, comme robotisés, font dans la confusion. Interrogé, l'un d'entre eux affirme qu'il ne pourrait discerner un trafiquant (hallab) d'un honnête citoyen à bord d'un véhicule conduit par un fonctionnaire. Ce n'est pourtant pas difficile de faire la différence ! Paniqués dans un premier temps, des chauffeurs de taxi se disent non concernés par cet arrêté, même si leur calvaire demeure le même. Complicités à tous les niveaux Le problème ne réside pas dans le remplissage du plein ou de la moitié du réservoir, puisque les trafiquants sont abonnés aux stations-service ; ils ont tout le temps de faire plusieurs navettes pour « siffler » tout le carburant de Naftal et des stations privées. Sur les lieux, des pompistes se font graisser la patte ; les hallaba leur donnent 50 à 100 DA le plein. Il y a quelques années, un autre arrêté avait été signé obligeant les pompistes, en présence d'un agent de l'ordre, à inscrire tous les conducteurs s'approvisionnant en carburant dans la journée. Au bout de quelques mois, la chose paraissait tellement ridicule et inefficace que les pouvoirs publics ont fini par annuler ledit arrêté. Pourtant, éradiquer ce trafic – le dernier des citoyens honnêtes vous le dira – est d'une simplicité effarante : « Qu'on commence par éliminer les dépôts qui prolifèrent dans les quartiers des localités frontalières. Des dépôts installés dans des cités populaires et qui sont de véritables bombes menaçant toute une population. » Pour les habitués des routes de la bande frontalière (Bab El Assa-Maghnia-Carrefour 35-Remchi, sur l'axe Tlemcen-Oran), les trafiquants évoluent en terrain conquis, au nez et à la barbe des services de sécurité. « Ce qui est frustrant, c'est que ces meurtriers de la route, ces suceurs de l'économie nationale passent et repassent devant les barrages fixes des gendarmes, des douanes et de la police plusieurs fois par jour sans être inquiétés. Et ce n'est pas drôle de voir des citoyens honorables, en famille, se faire contrôler », affirme un automobiliste de la région. « C'est une profession légalisée ! », ajoute un autre. La réalité est que ce trafic ne pourrait exister s'il n'y avait pas de complicités à tous les niveaux, tant il est vrai qu'« il n'y a de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ». « Pourquoi ne jeter la pierre qu'aux hallaba qui, sans ce métier, seraient autre chose ? Nous payons au niveau des stations pour nous faire livrer, nous payons dans les barrages, nous payons sur la frontière… Nous n'arrêtons pas de payer. Alors, parlez de tout le monde ou ne dites rien, et puis laissez-nous tranquilles ! », s'énervent deux jeunes qui font la queue dans une station-service. En fait, cyniquement dit, ces trafiquants payent des impôts, même si ce n'est pas à qui de droit. « Exactement. Je dirais même que si cette profession était légalisée, l'Etat nous ferait payer moins... » Nous avons approché des responsables à tous les niveaux pour tenter d'avoir une explication sur ce phénomène et sur l'impunité qui sévit. Préférant parler sous le sceau de l'anonymat, ils rejettent le terme de complicité : « Apportez-moi un seul témoignage prouvant que mes services sont complices et vous verrez ! » C'est pratiquement la même réplique à laquelle nous avons eu droit auprès des services de sécurité. « C'est une frontière très longue qu'il n'est pas toujours facile de surveiller, mais nous œuvrons jour et nuit pour lutter contre ce trafic », ajoutent-ils. Les moyens sont là : des postes de contrôle sur les routes et sur le tracé frontalier, les textes de lois répressives existent… Mais le carburant continue d'alimenter le territoire chérifien. Et les comportements ostensibles de certains gardes-frontière, de douaniers, de policiers ? Et ces maisons au style marocain qui s'élèvent, narguant les honnêtes citoyens à l'extrême ouest ? A voir tout cela, l'on se dit qu'un arrêté de wilaya, des postes avancés de contrôle, les moyens de locomotion modernes des services de sécurité et les discours officiels ne peuvent venir à bout de la détermination farouche de toute une armée de trafiquants évoluant en toute liberté sur un territoire frontalier que les citoyens honnêtes et impuissants qualifient « d'Etat mafieux indépendant ». Les pouvoirs publics s'en rendent-ils compte ?