En juin dernier, après l'arraisonnement par les gardes-côtes de trois unités de pêche turques dans les eaux territoriales, l'armateur algérien et son partenaire turc avaient déclaré avoir échangé 210 t de thon rouge. Théoriquement, l'armateur algérien devait avoir, par ses propres moyens, pêché cette quantité sur le quota de 1111 t octroyées en 2009 par l'ICCAT à l'Algérie. Il est ensuite libre de la vendre à un client, en l'occurrence l'armateur turc, qui disposera simultanément du document prouvant la provenance de la marchandise et pourra alors la débarquer dans le port de son choix. Mais quelle n'a pas été la surprise des membres de la commission en arrivant sur les lieux. Pas un seul thon dans les cages flottantes tractées par les remorqueurs. Mais où sont passées les 210 t déclarées ? Elles se sont échappées par des trous dans les filets ont répondu les mis en cause. Peu probable, à moins qu'on les ait aidés à s'évader pour faire disparaître le corps du délit. Mais dans ce cas, pourquoi avoir déclaré la quantité de 210 t ? Pour les personnes bien au fait de ces trafics en haute mer, il ne devait y avoir effectivement rien au départ parce que les armateurs ne se doutaient pas qu'ils se feraient prendre par les gardes- côtes. Il pensait pouvoir comme chaque année s'adonner à cette pêche virtuelle et miraculeuse. Ou encore, les Turcs avaient ramené bien plus que la quantité déclarée, on parle de 400 t, et les délits et les amendes auraient été plus importants si la commission d'enquête avait découvert la supercherie. Le moindre mal était effectivement de dire que des milliers de thons se sont sauvés. Une année auparavant, toujours à Annaba, un armateur a déclaré avoir pêché en 72 heures et vendu aux Turcs 380 t de thon. Or, il est de notoriété publique que les Algériens ne disposent pas de thoniers en mesure de pêcher le quota national contrairement à ce que déclare chaque année le ministère de la Pêche et des Ressources halieutiques (MPRH) à l'ICCAT, l'organisme international qui gère l'exploitation du thon. Le président de la commission de l'Union des commerçants et artisans y faisait allusion dans une déclaration récente à la presse où il disait avoir également saisi le président de la République sur la gabegie dans les programmes de construction navale confiés aux Turcs toujours par le MPRH. L'affaire des thoniers de Annaba cache en fait un immense trafic qui dure depuis plusieurs années. Depuis 1996, le quota national de thon rouge, équivalent de quelque 1500 à 2000 t annuelles, est confié par le MPRH à des « armateurs privilégiés » qui ne sont pas en mesure de le pêcher parce qu'ils n'en ont ni les moyens matériel, les thoniers, ni les moyens humains et encore moins le savoir-faire. Pour contourner cet obstacle, des associés turcs sont mis dans la combine. Ils ne vont pas pêcher mais piller le thon parce qu'ils n'ont pas d'autorisation et viennent ensuite vers les côtes algériennes pour simuler un échange avec leurs complices algériens. Le thon s'échange légalement entre 1,5 et 2 euros le kilo. Les Algériens qui ne payent rien au Trésor le cèdent entre 4 et 5 euros aux Turcs. Les Turcs le vendent aux fermes d'élevage autour des 10 euros qui à leur tour le facturent à 100 euros aux Asiatiques, surtout les Japonais. Certains thons, des juvéniles, peuvent atteindre 1000 euros le kilo, car ils entrent dans la préparation de mets très raffinés et recherchés. Un petit calcul d'épicier nous montre que des dizaines de millions d'euros ont été détournés pour des destinations inconnues. A Annaba, le procès suit son cours. Les armateurs turcs et algériens, mais aussi le SG du MPRH et le directeur de la pêche sont inculpés et certains placés sous contrôle judiciaire. Pour 210 t et le reste ? A Annaba, les questions butent sur un aspect accessoire de cette affaire. On cherche à situer les responsabilités dans une pseudo autorisation accordée aux Turcs par le MPRH et à qualifier l'infraction ou le délit. « L'assistance », comme on qualifie pudiquement les associations entre armateurs, est en effet interdite cette année par l'Iccat. C'est aussi parce que l'Algérie s'est toujours targuée d'avoir les moyens de pêcher avec ses propres moyens le quota qui lui est alloué. Le 2 février dernier, lors d'une réunion entre le SG du MPRH, M. Boudamous, et les armateurs il a été clairement dit que toute assistance était proscrite cette année. Devant cet écueil, les armateurs ne se sont pas précipités et la campagne tournait au drame. Le 18 mai, contrairement aux consignes de l'Iccat et les siennes, le SG, qui s'en défend aujourd'hui, change d'avis et donne des assurances aux Turcs qui ont amené leurs bateaux le 26 du mois. C'est ce que l'ambassadeur de Turquie en personne est venu dire aux autorités à Annaba. Pressions sur le SG ? Sans aucun doute. Selon des sources dignes de foi, l'affaire du thon est liée à celle des chantiers navals turcs d'Ana-Group, dont le représentant a quitté brusquement l'Algérie, qui ont construit ou sous-traité la construction des bateaux de pêches algériens financés par les deux plans de relance économiques.