Cinq mois se seront bientôt écoulés depuis la réélection de Abdelaziz Bouteflika à un troisième mandat, ceci, à la faveur d'une opération politique que d'aucuns ont qualifiée, comme de juste, de « coup d'Etat constitutionnel ». Et si l'on devait examiner, ne fût-ce que sommairement, la conduite des affaires du pays à l'aune des résultats réalisés et des chantiers lancés, au cours de ces derniers mois, force est de constater que le tâtonnement, l'improvisation, le cafouillage et le manque de rigueur demeurent les principales caractéristiques de l'action du gouvernement. En un mot : la gouvernance façon Boutef n'est pas près de changer. Et les contrecoups de la loi de finances complémentaire et ses contingents de mécontents ne sont que le dernier épisode d'une série de péripéties qui illustrent, si besoin est, l'impéritie décidément structurelle, qui frappe la gestion de l'Exécutif, et qui, en dix ans de « bouteflikisme », semble avoir irrémédiablement scellé de son emprunte indélébile la marche des affaires publiques dans notre pays. Il suffit de sérier certains grands dossiers dont Bouteflika a hérités ou qu'il a lui-même instruits pour prendre la mesure de cette cacophonie au sommet. Au chapitre sécuritaire, on se souvient du flou qui embrumait déjà la loi sur la concorde civile, et qui nécessita la promulgation d'un « décret législatif » – un ovni juridique de l'avis des juristes –, pour faire passer sa grâce amnistiante. La loi sur la charte et la réconciliation nationale s'est illustrée également par son caractère hâtif et peu fouillé. Le référendum du 29 septembre 2005 qui l'a consacrée s'est fait sans débat contradictoire, faisant fi du sentiment des familles des victimes du terrorisme et de segments entiers de la société qui réclamaient une « moussalaha » plus équitable, fondée sur les valeurs cardinales de justice et de vérité. Depuis, le président n'a eu de cesse d'alterner un discours conciliant où il donnait du « Monsieur Hattab », et un discours qui empruntait parfois au ton « éradicateur » et une certaine littérature du « tout-sécuritaire ». Là encore, l'opinion ne savait plus comment décoder la politique sécuritaire bouteflikienne. D'un côté, le chef de l'Etat accorde de larges libéralités au courant islamiste en se répandant en générosités à l'endroit des djihadistes radicaux avec sa politique de la « main tendue ». De l'autre, il harangue les troupes de l'ANP et les services de sécurité en les appelant à plus de hargne et de vigilance dans la lutte antiterroriste tout en évoquant une « ligne rouge » qui le lierait à l'establishment militaire, et qui l'empêcherait, est-on tenté de croire, de valider le retour de l'ex-FIS sur la scène politique. « Démobilisation » des troupes Récemment, à l'occasion de la commémoration du 20 Août, Bouteflika maniait encore ces deux registres avec la dextérité d'un équilibriste vacillant, en déclarant : « L'Etat a tendu la main à cette catégorie d'égarés en leur offrant la chance de revenir au droit chemin et de réintégrer le peuple pour bénéficier des mesures de la concorde civile et de la réconciliation nationale. Cette main est encore tendue, compte tenu des convictions religieuses de notre peuple, de ses responsabilités historiques et ses choix stratégiques », avant de prévenir : « L'Etat reste fermement déterminé à faire face, avec toute la rigueur qui s'impose, à ceux qui ont dévié du chemin tracé par la nation, ceux-là mêmes qui refusent la main tendue en déniant à la nation le droit de vivre dans la sécurité et la quiétude et empruntent les voies de la désobéissance et du crime. » Le problème avec ce « double discours », estiment nombre d'observateurs, est qu'il a provoqué une « démobilisation » au sein de la société. En témoigne le statut des patriotes qui ont beaucoup perdu au change. Le très perspicace chroniqueur de Liberté, Mustapha Hammouche, relevait avec pertinence ce malaise dans l'une de ses récentes chroniques. Sous le titre : « Vraie guerre et illusion réconciliatrice », notre confrère écrit : « L'arrangement » a démobilisé la résistance citoyenne et sûrement perturbé le moral des troupes engagées dans la lutte antiterroriste. Les forces restées hostiles à l'aventure de « la réconciliation nationale » ont été neutralisées autrement : « Ceux qu'on n'a pas pu corrompre dans leurs convictions républicaines ont été terrorisés par les menaces qu'on a fait peser sur leur carrière, sur leurs intérêts ou sur leurs libertés », (in Liberté du 18 août 2009). Rente, scandales et corruption Au chapitre économique, les exemples ne manquent pas. A commencer par l'affaire Khalifa laquelle, on ne le dira pas assez, restera comme l'archétype des connexions malsaines entre le pouvoir politique et les milieux d'affaires. Elle incarne jusqu'à la caricature le laxisme, l'incompétence, l'inconséquence et le manque de sérieux des autorités économiques, particulièrement bancaires, et, bien sûr, politiques du pays qui ont mis en péril la trésorerie d'institutions entières et d'entreprises d'envergure après les avoir mises à la merci d'un aventurier de la finance déguisé en golden boy, fort de protections solides tapies dans les hautes sphères. Et c'est avec cette même légèreté faussement émue que l'on épilogue sur le « scandale du siècle ». Pour qu'à la fin, seuls les lampistes paient pendant que les gros parrains savourent tranquillement leurs dividendes, eux-mêmes protégés par une justice aux ordres. Citons, dans la foulée, d'autres scandales qui trahissent cette même impéritie managériale et ce manque flagrant de prévoyance : l'affaire Tonic Emballage, l'affaire de la BCIA bank, ou encore cette énième affaire, révélée par le quotidien El Khabar dans sa livraison d'hier, et qui oppose El Baraka Bank aux minoteries du général Larbi Belkheir à Ghardaïa. Autant d'esclandres financiers où des sommes colossales sont en jeu et dont le montant dépasserait largement le budget d'un ministère. Ils en disent long sur les conditions aventureuses de l'investissement en Algérie et les mœurs du « tbezniss » sous nos cieux. Dans le même ordre d'idées, on peut citer tous les dysfonctionnements relevés dans l'un des piliers du programme présidentiel, à savoir le Plan national du développement agricole (PNDA) et son corollaire, le FNDRA, deux instruments censés booster une agriculture moribonde. Là encore, les ratés sont légion. Cerise sur le gâteau : le scandale de la CNMA, la Caisse nationale de mutualité agricole qui a englouti quelque 70 milliards de dinars. C'est aussi cela l'ère Bouteflika : de l'argent qui coule à flot dans les caisses de l'Etat à la faveur de la bonne conjoncture pétrolière et cette même manne qui vient renflouer les comptes privés d'une tripotée de rentiers et autres « tycoons » fabriqués par le système et disséminés dans tout le pays. Cela explique, dans une certaine mesure, le soutien électoral inconditionnel apporté par la majorité de nos capitaines d'industrie au président Bouteflika et à son programme économique alors même qu'ils ne tarissent pas de critiques acerbes, « off the record », au sujet de sa stratégie économique et ses choix jugés néfastes pour la stabilité du marché algérien et le climat des affaires à Alger. Des mesures impopulaires en cascade Le mécontentement suscité par la dernière LFC tant dans les milieux d'affaires qu'au niveau populaire sont un autre symptôme patent du décalage sidérant entre le niveau « macro » de la politique économique et de la politique tout court, d'un côté, et la population. Les investisseurs étrangers sont de plus en plus nombreux à plier bagage, décontenancés par la « brutalité » des dernières mesures gouvernementales qui ne font que les conforter dans l'idée que l'environnement économique en Algérie est définitivement fâché avec le capital. Au niveau « micro », nos concitoyens ne reviennent pas encore de la suppression pure et simple du crédit à la consommation. Rappelons qu'avant la suppression du crédit auto, il y a eu l'épisode de la fameuse « taxe Ouyahia » sur les véhicules neufs. Autant de mesures « impopulaires » qui, en dépit de toutes les explications savantes fournies par l'Exécutif, ne parviennent pas à passer en raison précisément du manque de « tact » de nos gouvernants et la fâcheuse propension du régime à privilégier une gestion « autoritaire » de la société. « Ce qui compte pour un investisseur, c'est la visibilité, la prévisibilité et la permanence des règles de gouvernance. Ce que nous constatons est exactement le contraire de l'encouragement à l'investissement, qu'il soit national ou étranger », relevait l'ancien chef du gouvernement, Ahmed Benbitour, dans une interview accordée à El Watan (23 août 2009). Autre exemple édifiant : la loi scélérate sur les hydrocarbures qui avait choqué à juste titre les Algériens qui y voyaient pas moins qu'une manœuvre sournoise instituant le bradage pur et simple de la première ressource du pays. Ceci au point d'obliger Bouteflika à désavouer son ministre du pétrole, Chakib Khelil, et faire machine arrière. On peut évoquer dans ce même registre, toutes les promesses du programme présidentiel et ses initiatives velléitaires qui ont souvent opéré sur le mode « un pas en avant, deux pas en arrière ». En témoignent les amendements en demi-teinte apportés au code de la famille. Signalons également toutes les promesses euphoriques portant création d'un million d'emplois, la construction d'un million de logements, etc. L'emploi est de plus en plus précaire en Algérie, et l'ADDL a connu des fortunes diverses. Et si elle a fait des heureux, combien de mécontents, de laissés-pour-compte, ce programme n'a-t-il charrié, sans compter les retards dans les chantiers ? Idem pour le chantier du métro dont la mise en service est à chaque fois différée. Les experts regrettent également le mode de financement du fameux « projet du siècle », celui de l'autoroute Est-Ouest. La désinvolture avec laquelle a été décidé le lancement de mégaprojets comme la grande mosquée d'Alger ou encore « AlgerMedina », des projets entérinés et engagés sans le moindre débat, ne fait qu'appuyer cette impression que tout se décide dans ce pays par un seul homme, dans l'exclusion totale des compétences, a fortiori des voix discordantes. De grâce, laissez travailler l'équipe nationale ! Bouteflika s'est évertué à rattraper le retard accusé dans l'édification des infrastructures à la suite des longues années de chaos sécuritaire et de disette financière, mais avec un autoritarisme féroce et une forte dose de populisme, bref, un style de management parfaitement « années 1970 ». La preuve : le président n'a même pas jugé utile de remanier son gouvernement, ou alors d'une manière purement formelle, avec pour seul critère l'observance scrupuleuse des alliances et des allégeances qu'il a tissées autour de sa personne. Il n'est pas jusqu'au réaménagement du week-end qui n'a suscité la confusion tant il a été décidé dans la précipitation la plus totale. Les excès de l'autocratisme, la marginalisation des élites, la corruption des cadres, la domestication de l'Assemblée nationale : autant de facteurs qui sont venus aggraver la situation et plonger le régime dans l'autisme, loin des préoccupations du peuple. L'on n'a que trop disserté sur la tendance du président de la République à légiférer par ordonnance, même si l'on ne fait aucune illusion sur la capacité de l'APN à lui apporter la contradiction et contrôler l'action du gouvernement. « L'Etat algérien se caractérise par l'autoritarisme et le patrimonialisme dans l'exercice du pouvoir et par la rente et la prédation dans l'allocation des ressources. Or, le totalitarisme et le patrimonialisme mènent à la corruption du pouvoir, alors que la rente et la prédation mènent à la corruption de l'argent. La présence, en même temps, de la corruption du pouvoir et de la corruption de l'argent ouvre la voie à la corruption généralisée de l'ensemble des composantes du régime. La corruption généralisée du régime débouche sur un Etat défaillant », avertit Ahmed Benbitour. Pourvu que nos imprévisibles dirigeants ne fourrent pas leurs gros sabots dans le vestiaire de l'équipe nationale…