Qu'est-ce qu'une entreprise informelle ? Le bureau international du travail définit l'entreprise informelle : «Comme une unité de production ou de prestation de service qui produit des biens et des services, qui crée des emplois et distribue des revenus, mais qui n'observe pas le cadre réglementaire de l'économie». Généralement, une entreprise informelle a une structure très rudimentaire où le travail et le capital en tant que facteurs de production ne sont guère différenciés et qui opère toujours à petite échelle. Les relations d'emploi lorsqu'elles existent sont fondées sur l'emploi occasionnel, sur des liens de parenté ou des relations personnelles et sociales plutôt que sur des accords contractuels comportant des garanties en bon et due forme. La logique financière est comptable de l'entreprise informelle Si pour l'entrepreneur occidental le facteur déterminant ou l'objectif fondamental dans la conception de son entreprise c'est la rentabilité, la liquidité n'est qu'une condition nécessaire à son fonctionnement, c'est un moyen, ce n'est pas un objectif final. Pour l'entrepreneur informel en Algérie, la rentabilité est une notion trop floue, trop vague et surtout trop lointaine, ce qui est essentiel pour lui c'est la liquidité. La plupart des entrepreneurs informels raisonnent en trésorerie et non en compte d'exploitation en flux de liquidités ou en relations sociales et non en prix de revient ou en accumulation. Pour l'entrepreneur informel, le fonctionnement de l'entreprise est jugé satisfaisant si elle dégage au jour le jour des flux de liquidités suffisants pour faire face aux prélèvements des bailleurs et reconstituer l'avance initiale. Dans la plupart de nos entreprises privées, le capital de démarrage n'est autre qu'une mise de fonds initiale très limitée, elle provient de l'entrepreneur lui même, de sa famille, de ses proches, mais jamais du secteur bancaire. Les fonds propres ne sont jamais véritablement consolidés et qui peuvent quitter l'entreprise a tout moment. La notion de capitaux permanents n'existe pas. Elle est totalement étrangère à l'entreprise informelle. La mise de fonds initial n'est pas perçue comme un véritable capital investi de façon permanente dans l'entreprise, mais plutôt comme une avance, un financement du besoin initial en fonds de roulement qu'il s'agit de réduire le plutôt possible. Les parents et amis ayant participé à la constitution du capital peuvent avoir besoin de récupérer leur mise pour d'autres usages. L'entrepreneur lui-même peut vouloir récupérer rapidement sa propre mise pour d'autres usages commerciaux ou sociaux (mariage, achat de véhicule de luxe, construction d'une habitation, etc.). Bref, l'accumulation du capital est limitée, ces entreprises ont une faible capacité d'accumulation, cette notion est étrangère à leur logique et lorsqu'il y a un début d'accumulation capitalistique, l'entrepreneur préfère s'en servir pour se lancer dans d'autres activités plutôt que de consolider et développer son entreprise en une véritable PME en cherchant, par exemple, à améliorer la qualité de son produit à travers la mise en place de nouveaux procédés de gestion plus modernes pour plus de pérennité, de compétitivité, et de performance et maintenir ainsi son entreprise en constante évolution. A mon avis, cet état d'esprit de l'entrepreneur informel en Algérie trouve son explication dans les raisons suivantes : – Le manque de culture d'entreprise et d'investissement. C'est plutôt l'esprit opportuniste qui guide l'entrepreneur informel. – L'incompétence du gestionnaire : l'entrepreneur a conscience des difficultés qu'il aura à maîtriser la gestion d'une unité plus importante. Il se sent plus à l'aise avec une petite unité correspondant à ce qu'il connaît déjà. – Parfois c'est l'étroitesse des marchés, la faiblesse du pouvoir d'achat qui poussent les entrepreneurs à se lancer dans d'autres activités, ce qui crée une instabilité dans tous les secteurs et ne favorise pas le développement d'entreprises performantes et prometteuses. Ainsi donc, l'entrepreneur informel cherche toujours à obtenir des revenus suffisants pour lui et à sa famille et non pas à maximiser son profit et à accumuler son capital. L'entrepreneur informel s'intéresse essentiellement aux flux de trésorerie générés pas son entreprise et règle toutes ses transactions en espèces, ce qui fait qu'il n'a pas besoin d'instruments sophistiqués de contrôle pour savoir où il en est, et peut se contenter d'approximations sur le fonctionnement de son entreprise. Ainsi, les modes de financement informels conjugués à l'incompétence conduisent l'entrepreneur à privilégier dans sa gestion la production d'une chronique de flux de liquidités aux échéances très rapprochées et de ce fait, il dispose sans comptabilité d'un moyen pour vérifier si sa gestion lui permet d'atteindre de façon satisfaisante ses objectifs : il suffit que tous les soirs il regarde le contenu de son tiroir-caisse ou de sa poche, c'est là à mon avis l'explication de l'absence de comptabilité. De nombreuses entreprises ne tiennent pas de réelle comptabilité. Dans la pratique, bien des comptes sont établis aux seules fins de remplir les obligations fiscales. Mais ces documents ne sont pas des instruments de gestion et ne peuvent pas servir à anticiper les évolutions et à optimiser les choix. Il appartient à l'expert-comptable qui accompagne éventuellement l'entrepreneur informel de le convaincre de l'intérêt, de l'importance et de la portée de la tenue d'une comptabilité qui, en plus des contraintes fiscales, est un instrument de gestion qui permet de produire une vérité sur les comptes. Laquelle vérité permet de créer une confiance entre les opérateurs (surtout la banque) et de ce fait, la comptabilité, devient un bien commun, une référence commune qui permet aux principaux acteurs, à un moment donné, de dialoguer, de s'affronter, d'effectuer des transactions, de négocier. Ainsi, tenir une comptabilité au sens large du terme permet à l'entrepreneur informel de s'intégrer dans le circuit économique comme acteur principal et profiter des fonds des banques et aussi fournir des informations financières fiables aux différents niveaux concernés, ce qui les aiderait à préparer des décisions justes et correctes. Rôle de l'expert-comptable Aujourd'hui, les comptes prévisionnels sont établis dans le seul cas où le banquier le demande, encore faut-il noter qu'il s'agit uniquement de prévisions de trésorerie et non d'exploitation. Certes, une gestion prévisionnelle de l'entreprise ne peut négliger les aspects de trésorerie, mais doit se fonder aussi sur des plans de financement, précisant d'une part la nature et la quantité des ressources financières à mobiliser et d'autre part, les besoins nouveaux à financer : investissements, remboursement des emprunts, besoin de trésorerie lié au cycle d'exploitation. Il appartient donc à l'expert-comptable de convaincre les chefs d'entreprise qu'il existe un lien entre l'utilisation des comptes prévisionnels comme instrument de gestion et la réussite de leurs projets et je pense que seule une action d'envergure à l'initiative des directions des organisations patronales est à la hauteur de l'enjeu. Il faut dialoguer avec les organisations patronales et les pouvoirs publics pour faire évoluer les mentalités et le droit des sociétés afin d'imposer tout d'abord aux entreprises la tenue d'une comptabilité au sens large pour fiabiliser l'information comptable et financière qui sera destinée non pas uniquement à l'administration fiscale, mais aussi aux organismes financiers et surtout aux organismes centraux de l'Etat pour leur permettre de préparer des décisions et des orientations dans la bonne direction. Pour transformer le secteur informel en secteur moderne, il faut un plan d'action qui doit être mené conjointement entre l'ordre national des experts-comptables et la confédération nationale du patronat à partir d'un programme bien conçu à cet effet ; il faut assurer aux entrepreneurs une formation à la gestion, cette discipline constitue la pierre angulaire de la modernité. Rôle des banques Il faut dire que les banques algériennes prennent trop de distance vis-à-vis des petites entreprises en général et des créateurs en particulier par manque d'information financière fiable, manque de prévision, manque de projection et de perspectives. Elles préfèrent investir leur argent dans le «capital développement» que dans le «seed capital», c'est-à-dire le capital de départ pour lancer une entreprise. Malheureusement, les petits entrepreneurs informels constituent une partie importante du tissu économique, sans oublier des milliers de nouveaux jeunes diplômés qui cherchent à créer de petites entreprises. Or, si aujourd'hui on parle de réforme du secteur bancaire, c'est que ces banques doivent se comporter comme de véritables banques d'investissement et non pas de simples caisses de dépôt. Certes, il y a un risque envers ce secteur informel, comme il y a un risque de financer le démarrage d'une entreprise, mais c'est un risque qu'il suffit d'appréhender et de savoir gérer. Nos banques doivent se débarrasser de cette méfiance et conquérir ce secteur informel pour être au diapason de la réalité économique vécue. Il faut dialoguer avec les pouvoirs publics pour promouvoir la gestion prévisionnelle seule chance de développement de l'économie nationale. Débarrasser l'entrepreneur informel de l'esprit opportuniste et trabendiste Dans la pratique, seule la généralisation de comptes prévisionnels élaborés avec l'aide d'un professionnel permet d'engendrer ce nécessaire capital confiance dont le créateur d'entreprise a besoin et que le banquier exige. Faut-il en faire une obligation pour ceux qui sollicitent un concours public d'argent ou auprès des banques dans le but de créer une entreprise ? Je dirai oui et d'ailleurs l'expérience belge est riche sur cette question. Elle lie les fondateurs d'une entreprise à la qualité des comptes prévisionnels qu'ils ont produits et les rend systématiquement et personnellement responsables d'une faillite (sous contrôle du juge) pendant les trois premières années d'existence de celle-ci. Il revient à l'ordre national des experts- comptables de définir avec les pouvoirs publics et les organisations patronales une démarche et un contenu de formation à destination des créateurs et chefs d'entreprise, visant à élargir la notion de culture d'entreprise, notamment aux questions portant sur l'organisation et la prévision. Le dialogue avec les organisations patronales doit avoir pour but de faire naître une réelle culture d'entreprise et d'investissement par une sensibilisation précoce à la gestion et à la comptabilité, et faire admettre aux entrepreneurs informels les valeurs et l'intérêt de certains paramètres de la gestion moderne, à savoir l'épargne, l'accumulation du capital, la rentabilité, les prévisions, la performance, la comptabilité analytique pour déterminer le prix de revient. Débarrasser l'entrepreneur informel de l'esprit opportuniste et trabendiste. Car c'est à partir d'entreprises structurées et performantes que dépend le décollage de notre économie et c'est bien regrettable qu'au moment où notre pays est en train de mener des réformes économiques et consentir des efforts financiers importants par des facilités d'accès au crédit bancaire et des avantages fiscaux, alors que la plupart de nos entreprises ne semblent pas prêtes à adhérer à ce nouveau paysage économique et continuent à activer d'une manière archaïque et rudimentaire. Malgré que tous les moyens humains et matériels existent pour mettre ces entreprises dans la bonne direction.
Saheb Bachagha. Expert-comptable et commissaire aux comptes Membre de l'académie des sciences et techniques financières et comptables Paris contact : [email protected]