La dernière fois que j'ai rencontré Leïla Aslaoui, c'était chez le «petit frère du SILA», soit durant le Feliv d'Alger (Festival de la littérature et du livre de jeunesse) qui s'est tenu, à la veille de l'été, sur l'esplanade de Riadh El Feth. Nous avons eu l'occasion de discuter de son engagement en écriture qui lui permet de dire encore et encore son Algérie, sa mémoire de l'Algérie, sa vision de l'Algérie. Tout en lui parlant, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'elle avait été ministre de la Jeunesse et des Sports du gouvernement du président Boudiaf en 1991. Ancienne magistrate, elle se tient droite, au sens propre et au sens figuré. Dans le stand des éditions Dalimen, elle signait son roman Le Cartable bleu et le public était nombreux dans les allées du festival. La lecture de cet ouvrage, à la fois désuet et intrigant à la fois, fut faite d'un trait car, une fois pris dans les rets de l'histoire, le lecteur rentre dans un monde de tumulte, de désarroi et de solitude infinie. Leïla Aslaoui n'est pas une romancière au sens premier du terme, car elle s'est jusque-là plutôt investie dans l'essai. On pouvait craindre que cette incursion dans ce genre littéraire, surtout pour la première fois, ne soit pas aisée. Avec Le Cartable bleu, elle démontre une capacité à produire un texte de fiction qui est, dans le même temps, fortement ancré dans la réalité d'un épisode sombre de l'histoire de notre pays. Pour en avoir payé un prix fort, cette thématique n'étonne pas chez elle. Son roman est finalement un curieux texte fictionnel qui rappelle par des explications et des précisions, portées en notes de bas de page, certains faits historiques, des noms de personnages qui ont existé, des lieux précis. Cependant, elle a choisi une trame originale, car le lecteur se trouve transporté dans une Algérie future, celle de 2030. Dans cette approche futuriste, elle a créé un personnage central, Mima Daliha, une grand-mère qui a préservé ses petites-filles de la haine, et qui n'a pas voulu révéler ses douleurs les plus profondes pour garder leur innocence intacte. Mais dans cette Algérie assez lointaine par le temps mais proche en termes de générations, Deliha se rend compte que ses petites-filles lui racontent une société qui n'a pas évolué dans le sens souhaité. Les valeurs qu'elle a toujours défendues ne sont pas au rendez-vous. Aussi, cette grand-mère décide de dire et de raconter ce qu'elle a toujours refoulé pour ne pas transmettre la haine qui l'a toujours rongé vis-à-vis des assassins de son mari et d'autres Algériens démocrates. On comprend alors que l'auteur se projette dans le personnage de Deliha. Ces assassins sont ceux qui ont tué Tahar Djaout, Laâdi Flici, Abdelkader Alloula et des milliers d'Algériens démocrates. L'histoire que raconte Leïla Aslaoui se mêle ainsi à la sienne. En effet, Ryad n'est autre que son époux qui a été sauvagement assassiné dans son cabinet de dentiste de la place des Martyrs par quatre islamistes. Le Cartable bleu s'inscrit, donc, dans la lignée des précédents ouvrages de l'auteure en empruntant des voies romanesques. C'est un livre contre l'oubli de ceux qui sont morts et dont aucune stèle ne commémore le sacrifice, alors que certains de leurs assassins courent les rues. Ce roman, écrit dans un style simple et sans prétention, avec une écriture qui ne bouleverse pas les règles du genre et vise plus à toucher qu'à se livrer à un exercice littéraire. Cependant, Leïla Aslaoui raconte le drame d'une vie humaine, le drame de tous ceux qui ont perdu un être cher, assassiné par les islamistes durant les années rouges ou noires et qui ne veulent (qui ne peuvent) ni oublier ni pardonner. C'est sur ce point que cette fiction interpelle le lecteur. Leïla Aslaoui décrit de l'intérieur la douleur de la perte, du plus profond de son être blessé. Elle décrypte cette Algérie blessée qui promettait tant à l'indépendance, avec des années si pleines d'espoir et d'idées pour que la femme algérienne se libère et devienne l'égale de son compatriote homme. Du plus profond de son être, au nom de ceux qui ont été tués, comme cette jeune lycéenne Sabrina assassinée parce qu'elle avait refusé de porter le djilbab, la grand-mère Dahila refuse la réconciliation et le pardon, elle rejette l'oubli de cette page de l'histoire algérienne, qui n'est toujours pas encore enseigné dans les manuels scolaires de 2030. Dahila se sent étrangère dans son propre pays, sa mémoire de l'Algérie n'est pas celle des islamistes. Elle se bat pour honorer ceux qui ont été assassinés. Elle refusera cette Algérie d'un autre âge où la démocratie est «kofr» et où la femme reste l'éternelle mineure et l'éternelle assistée, cachée, soumise. Dahila/Leïla ne céderont jamais pour garder vivante la mémoire d'une Algérie vivante et démocrate. Le Cartable bleu refuse l'oubli et la banalisation de cette blessure profonde.