Notons pour commencer que l'année 2004 s'achevait sur une longue série d'actes guerriers et de conflits. Ils étaient certes parvenus à faire l'audience l'année précédente avec l'invasion de l'Irak par les troupes anglo-saxonnes et leurs alliés, mais ne semblaient plus à la longue mobiliser les opinions réduites à la fatalité après la réélection de George Bush. On peut également remarquer chez les Européens, en particulier, une certaine désaffection vis-à-vis des politiques locales et même communautaires. Troisième constatation : l'information de proximité basée essentiellement sur les faits divers et présentée comme un substitut miracle à la chute de crédibilité (largement confirmée par les études et sondages) des télévisions depuis la première guerre du Golfe, l'info du tout factuel semble aujourd'hui lasser les téléspectateurs. Ces derniers retrouvent, en effet, dans le nouveau cinéma commercial plus de spectacle et de charge émotive que sur le petit écran. En réalité, cette baisse d'intérêt pour la télévision ne change pas beaucoup les habitudes des consommateurs d'images TV. Ils continuent à regarder, mais poussés par l'ennui que leur communiquent les spectacles affligeants offerts par leurs chaînes, ils se mettent à nomadiser, à zapper et à faire preuve d'une infidélité flagrante. Les chaînes le savent et peuvent apprécier ce phénomène à travers les mesures d'audience. Un tranquille désespoir C'est donc dans ce contexte de tranquille désespoir (pour reprendre le mot des Pink Floyd) que la planète Terre a gratifié le monde des télévisions d'un événement extraordinaire, au sens étymologique du terme. Un tremblement de terre hors échelle de Richter survient en pleine mer et provoque un raz de marée gigantesque sur les rivages de plusieurs pays autour de l'Indonésie. En pleine fête de Noël, au moment où les parents des pays riches gavent leurs enfants de cadeaux, les chaînes du monde entier annoncent un cataclysme à l'heure du repas. Qu'il est difficile d'avaler des images de désastre au journal de vingt heures lorsque la table est si garnie. Au début, peu d'images et un chiffre déjà effrayant : trente mille morts et autant de disparus. Puis commença la chasse aux images prises par des amateurs. Ces images sont passées en boucle et viennent s'adosser à des chiffres macabres. Les télés avaient sous la main ce qu'elles ont de mieux à vendre : la mort en direct, avec en prime le suspense des bilans quotidiens, en hausse continue. Dans une période marquée par un certain vide, les grandes chaînes allaient disposer d'un sujet porteur et durable. Mais il fallait, comme pour tout feuilleton à succès, lui trouver un titre frappant. Raz de marée étant trop local comme tous ses synonymes occidentaux, on allait lui préférer le nom exotique de tsunami utilisé en Asie et qui a été vite adopté par les télés du monde entier. A cent mille morts et après avoir récolté l'essentiel des films à la bourse aux images, le débat s'est installé. Certains reprochaient aux chaînes de se délecter du spectacle de la mort et de la désolation ; d'autres (comme Dominique Wolton) défendaient au contraire le droit des journalistes TV de montrer et de témoigner. Après tout, c'est le mode opératoire adopté par El Jazeera et ses concurrentes pour relayer le discours de l'horreur. Il n'empêche que la contemplation morbide était bien là, attisée par le fantasme touristique de la région de Phuket, là où le plus grand nombre d'Européens ont disparu. Paradis artificiel aux antipodes de la froidure européenne, Phuket c'est aussi le produit phare des tour-opérateurs. Pour un temps, les écrans ont été envahis d'images racontant l'histoire tragique de petites têtes blondes « perdues et retrouvées de vue ». D'autres journalistes plus professionnels ont commencé à consacrer des petits sujets aux Asiatiques qui à Aceh et au Sri Lanka avaient tout perdu et qui, de toute évidence, représentaient l'immense majorité des victimes. Mais écrire et dire que Dieu avait puni les destinations du tourisme sexuel relève tout autant de l'horreur absolue, car cela revient à condamner 300 000 victimes innocentes. Priorité au raz de marée Au cours des six semaines pendant lesquelles les médias ont donné la priorité au raz de marée et au cataclysme qu'il a provoqués, la presse écrite a essayé de faire la part des choses et les télévisions ont offert le pire et parfois le meilleur, selon la qualité et l'éthique professionnelle des journalistes impliqués. On se souviendra en particulier de ces images prises d'un hélicoptère américain par un cameraman « embedded » filmant de malheureux insulaires affamés qui se jetaient sur les paquets de ravitaillement qu'on leur jetait en pâture ; de George Bush qui après deux semaines de silence confie lors d'une cérémonie cathodique, à son père et à Bill Clinton, le soin de coordonner la collecte des dons ; de Condoleezza Rice qui lors de son passage devant le Sénat déclare que le tsunami était une chance divine pour les USA de restaurer leur image ! On ne fait cependant pas de télé sans images et après la diffusion à satiété des images chassées à coups de millions, après le spectacle complaisant du malheur des autres, il a fallu inventer autre chose. C'est là qu'a débuté le plus grand téléthon de l'histoire de la télévision moderne. Dieu sait combien les gens aiment les téléthons, car ils leur donnent l'occasion de montrer qu'ils sont plus généreux que ceux qui les dirigent et utilisent si mal les énormes impôts qu'ils leur imposent. Et de fait, le plus beau spectacle au sein de cette effroyable tragédie restera celui offert par la générosité du genre humain. Les télés attisent par leur reality-shows et leurs jeux d'argent l'appât du gain, mais à chaque occasion qui leur est offerte, les êtres humains montrent qu'ils sont prêts à apporter leur soutien à ceux qui souffrent et meurent. On aurait souhaité que les télés attirent davantage l'attention sur les enfants africains dont un sur trois meurt du sida ou est obligé à cause d'intérêts souvent occidentaux (comme en Sierra Leone ou au Congo) de faire la guerre, de tuer ou de se faire tuer. De toutes ces forêts qui sont abattues au cœur de l'Afrique par des mafias dont les ramifications se retrouvent dans les pays riches. Que dire enfin de ces compagnies du Golfe et d'ailleurs qui envoient aux journalistes des communiqués pour « médiatiser » leur don d'une station d'épuration d'eau aux victimes du tsunami ? « Le médium, c'est le message ». Le raz de marée du Sud-Est asiatique a confirmé combien Mac Luhan avait raison de penser que les médias lourds n'avaient d'autre chose à vendre qu'eux-mêmes. Ces médias ont encore prouvé, malgré le professionnalisme de beaucoup de journalistes audiovisuels, qu'ils restaient au cœur du grand business et de la confirmation des rapports de force dans le monde actuel.