Les Arabes ont-ils trop « sacralisé » le poète palestinien Mahmoud Darwich ? Le Syrien, Adel Karachouli, qui a traduit les œuvres de l'artiste en langue allemande, le pense fortement. Il l'a bien expliqué samedi, au Musée national d'art moderne et contemporain (Mama) et à la faveur d'un colloque organisé par l'Agence algérienne pour le rayonnement culturel (AARC) et les éditions Barzakh dans le cadre de la manifestation « Mahmoud Darwich, une vie de poésie ». « Nous avons tant aimé Mahmoud, mais nous l'avons également trahi et blessé. Nous l'avons fait en élevant au rang du sacré les poèmes de la résistance devenus intouchables », a relevé Adel Karachouli, qui a rappelé qu'un jour Darwich avait crié : « Sauvez-nous de cet amour injuste ! » « Nous avons également fait mal à Darwich en prétendant qu'il avait abandonné la poésie de résistance, car pour nous, cette poésie devait être celle des slogans ou ne pas être ! Pour nous, la poésie n'existe pas, si elle ne portait pas le fusil. A nos yeux, le poète tombe lorsqu'il s'interroge, aime ou devient triste... Comme si seule la poésie pouvait libérer un pays », a appuyé Adel Karachouli. « Nous voulions que Mahmoud soit la cause, il n'en voulait pas. Il était fier d'un pays qui l'enlaçait mais qui a failli l'étrangler », a-t-il ajouté. Essayiste et spécialiste en dramaturgie, Adel Karachouli, 73 ans, vit en Allemagne depuis plus de 40 ans. Il a, avec Rafik Schami et Jussuf Naoum, fait découvrir, grâce à ses nombreuses traductions, la poésie et la prose arabes. De même pour Farouk Mardam Bey, qui dirige la collection Sindbad chez l'éditeur français Actes Sud et qui est responsable de la Revue des études palestiniennes. Cet essayiste et traducteur syrien n'est pas loin de la réflexion de Adel Karachouli et estime que la poésie de Darwich a connu plusieurs périodes et ruptures. « La première rupture décisive fut en1970, lorsqu'il a décidé de s'installer à Beyrouth. Il est devenu une référence politique et poétique. Avec Les Psaumes, que Darwich n'aimaient pas, il a démontré sa disponibilité à l'expérience d'essayer d'être libre, se frayer un chemin sur les traces du Syrien Mohamed El Maghout », a précisé Farouk Mardam Bey, qui a relevé qu'avec d'autres recueils comme L'essai numéro sept, l'artiste continuait à révolutionner la poésie. « Nous pensions qu'il allait marquer une pause et laisser le temps au public de se familiariser avec ses nouvelles manières, il a continué à écrire sans être étouffé par le politique », a noté l'auteur de Etre Arabe. Selon lui, Darwich a regretté quelque peu « la période beyrouthine » marquée par des textes réactifs, subissant la pression des événements, sans que cela l'empêche d'approfondir son œuvre après avoir quitté le Liban pour la Tunisie et la France. Il a cité le fameux poème de 50 pages L'éloge de l'ombre haute. Il a évoqué également les recueils Au dernier soir sur cette terre, Comme des fleurs d'amandier ou plus loin, Le lit de l'étrangère. Ce dernier recueil a été critiqué. « Certains n'ont pas admis que Darwich dédie sa poésie à l'amour », a noté Farouk Mardam Bey. « Je pense que la religion et la poésie sont nées d'une même source, mais la poésie n'est pas monothéiste. Comme l'a dit Heidegger, elle nomme les dieux. La poésie est en rébellion permanente contre elle-même. Elle ne cesse de se modifier. La religion est stable, fixe, permanente. La poésie tend vers l'invisible sans trouver de solution », avait dit Mahmoud Darwich dans l'une des ses interviews. « Toute la poésie arabe doit à Darwich et à ses exigences de l'avoir fait sortir en dehors du petit cercle des connaisseurs », a observé Farouk Mardam Bey. Inaâm Bayoud, directrice de l'Institut supérieur arabe de traduction d'Alger, a souligné les difficultés de transférer les poèmes de Darwich vers d'autres langues, prenant l'exemple de l'anglais. « Parfois, la traduction ne reproduit pas la nostalgie enfouie dans les poèmes de Darwich, cette charge émotionnelle qui enveloppe les mots et les sens », a-t-elle relevé. Luz Gomez Garcia, professeur des études arabes et islamiques aux universités de Madrid et d'Alicante, a reconnu cette pénibilité de traduire les textes de Darwich à l'espagnol. Elle a évoqué notamment le poème : Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?. « Chez les Espagnols, l'image du cheval est lié au far-west. Alors, comment leur transmettre le sens voulu par le poète ? J'ai été obligée de changer de titre pour ne pas trahir ce sens », a-t-elle reconnu. Elle a expliqué que le « h » en arabe n'est pas prononçable en castillan, cela fait que Mahmoud Darwich devienne Mahmud Darwix dans la langue de Cervantes. « Le poète a accepté cette graphie », a rassuré Luz Gomez Garcia dans un arabe parfait. La traductrice, qui vient de publier Como la flor del almendro o allende (Comme des fleurs d'amandier ou plus loin), anime un blog intéressant à consulter même si l'on ne connaît pas l'espagnol : http://mahmuddarwix.blogspot.com. Adel Karachouli a pour sa part avoué avoir tout fait pour être neutre et détaché dans la traduction des poèmes des Darwich, « loin des youyous et des pleurs ». « Je reconnais avoir senti la profondeur de la douleur palestinienne et le désir intense d'avoir un pays libre qu'en lisant les poèmes de Darwich », a-t-il avoué. L'Italienne Francesca Corrao a elle aussi souligné les risques de traduire des poèmes aussi intenses que ceux de l'auteur de La terre nous est étroite. Francesca Corrao a fait un énorme travail sur la poésie arabe et notamment sur les œuvres de Mahmoud Darwich, du Syrien Adonis (candidat au prix Nobel de littérature 2009) et du Marocain Mohamed Bennis.