Chacun de nous a dans la bureaucratie un ennemi virtuel, souvent réel, parfois mortel. Car chacun est unique et singulier, quand la bureaucratie ne connaît que le général et exige d'un individu qu'il corresponde en tous points aux normes d'un règlement. Au portrait robot du citoyen lambda. Qu'il en soit l'incarnation, au besoin qu'il s'y efforce en éliminant de son histoire ce que le règlement n'a pas prévu, en rognant par-ci, par-là, des particularités de son existence qui n'entrent pas dans les catégories officielles et posent problème au bureaucrate. D'origine française, ancien militant du FLN naturalisé algérien en 1963 et marié à une Algérienne, Toufik se rend dernièrement au consulat de sa ville de résidence pour déposer une demande de passeport biométrique. Méticuleux, il a vérifié plusieurs fois que son dossier était complet et tombe des nues quand la jeune employée qui le reçoit lui déclare que son prénom musulman ne figurera pas sur son nouveau passeport : il n'apparait pas sur le S12 que le consulat lui a délivré. Mais pourquoi ne pas le rajouter, ou rédiger un autre S12 ? L'employée pâlit, Toufik a l'impression qu'il a dit une énormité, pire, qu'il a proféré un blasphème : «Vous n'y pensez pas ! Le S12 est intouchable !» Incrédule, il étale sous les yeux stupéfaits de son interlocutrice la carte d'immatriculation, la carte d'identité, le passeport que le même consulat lui a délivrés et sur lesquels figure Lesage André dit Toufik. «Oui, mais votre acte de naissance ne mentionne pas Toufik et le S12 se règle sur cet acte-là.» Lui répliquer qu'à sa naissance en 1935, Toufik était trop jeune pour mettre son berceau dans le sens de l'histoire, lui expliquer qu'une date de naissance ne ferme pas une vie mais la commence et qu'il est stupide d'ignorer tous les acquis de cette vie ? Pressentant que ces explications ne serviraient à rien, il décide d'exciter la fibre nationaliste de l'employée et lui rétorque qu'en supprimant Toufik, elle se conduit comme une bureaucrate française pour qui Toufik n'existe pas. Est-ce le rôle de l'administration algérienne d'ignorer toute la symbolique que son prénom représente pour lui et d'éliminer un ancien combattant de l'ALN-FLN ? Ebranlée, l'employée lui promet de réfléchir et reporte au lendemain sa réponse. Une fois dehors, Toufik téléphone à un ami, haut fonctionnaire algérien, qui, scandalisé par sa mésaventure, lui promet d'intervenir. Le lendemain, le consulat l'appelle et lui déclare qu'«après réflexion» il reconnaît la validité de son prénom, que son passeport le mentionnera et lui demande de passer pour terminer l'enregistrement de sa demande. Mais il n'est pas au bout de ses surprises : c'est à un véritable déshabillage existentiel qu'on le soumet. Qu'on lui demande son adresse lui paraît normal, mais pourquoi doit-il préciser celle d'avant et décliner dans quel arrondissement, quelle rue il habitait il y a 30 ans ? Qu'on s'informe de sa profession ne le choque pas, mais pourquoi le prier de présenter l'arrêté du ministère de l'Education nationale qui, il y a 15 ans, l'a mis à la retraite ? Est-il dans un consulat ou un commissariat ? Il précise volontiers qu'il a deux enfants, mais en comparant leurs dates de naissance et celle de son mariage algérien, l'employée devient perplexe : ont-ils une autre mère que Salima, son épouse actuelle ? Affirmatif. Du coup, elle ouvre un autre dossier et commence à remplir de nouvelles cases : nom, prénom, date et lieu de naissance de la mère, adresse. Excédé par cette curiosité gloutonne qu'aucun détail ne rassasie, Toufik a envie de lui répondre «cimetière de Poitiers », puis se ravise et indique qu'elle est décédée. Oui, mais quand ? On s'abstient quand même de lui demander pourquoi. Photo, empreintes digitales des deux mains : mis à nu, palpé, ausculté, radiographié, Toufik peut se rhabiller et reprendre forme humaine. Ou plutôt bureaucratique. Exploré dans tous les recoins de sa vie, le voilà devenu un citoyen transparent et rassurant pour le pouvoir. Sur le retour, il songe à ses amis qui, ne connaissant personne de «haut placé», ont subi de plein fouet les exigences le plus souvent absurdes de la bureaucratie, cherché en vain un document parfaitement inutile qu'on leur réclamait, attendu des mois un «papier» qui n'arrivait pas, réclamé cent fois une réponse qu'on ne leur donnait pas… Il est évidemment nécessaire que le pouvoir dispose d'informations, mais sa curiosité névrotique et liberticide est-elle inévitable ? Chaque révolution est-elle condamnée, comme dit Kafka, à «s'évaporer en laissant seulement derrière elle le dépôt d'une nouvelle bureaucratie» ? Le nihilisme n'est sans doute pas la meilleure des solutions. Au lieu de se plaindre, les citoyens feraient mieux de dénoncer systématiquement les abus qu'ils subissent et de réfléchir sur les moyens d'y mettre fin.