« Je vous parle de trop loin maintenant , d'un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. » Antigone de Jean Anouilh Ecrite par un Salim Souhali certainement au summum de l'effervescence créatrice, la Silhouette de l'ombre, que Chawki Bouzid a mis en scène pour le Théâtre régional de Skikda, a le mérite de déranger, d'interpeller et surtout de mettre à nu toutes les hypocrisies masculines. Dans cette Antigone aux effluves bien locales, Souhali se met face aux viriles certitudes. Il arme, ajuste et tire un long réquisitoire. Résultat de la salve : un entremêlement de bribes freudiennes, de chimères de Don Quichotte, de jouissances d'El Khayam et les échos souvent malsains des nouveaux bien-pensants. Souhali, muni d'un dialecte audible et lyrique place sa femme au centre du monde. Il la cloisonne fortement pour mieux la forcer à s'extirper, et pour que sa libération soit vaillance. L'histoire ? Il n' y en a pas. Dans sa pièce, Souhali ne raconte pas d'histoire. Il nous renvoie en pleine figure les viles certitudes d'une société malade de ses propres rondeurs. Il invite chaque spectateur à se défaire de l'habituel et à se faire son petit théâtre. Sa propre histoire. L'auteur se contente juste d'assaisonner les ingrédients et les met en scène autour d'une femme esseulée sans être vraiment seule. Une femme qui donne l'impression de se plaire dans cette case, où on l'a placée à sa naissance. Ce n'est pourtant qu'une impression qui se dissipera crescendo au fur et à mesure que le temps passe. Dès le prélude déjà, Souhali nous force le pas et nous crache dans un labyrinthe pesant et strident. Insoutenable. La femme de Souhali, et à défaut de se défaire de ses maux, vit à l'ombre d'un mâle : Mansour. Son absence ne lui donne cependant aucune présence. Même absent, le mal ou le mâle, c'est selon, pèse lourdement sur son frêle corps. Son seul recours dans la froideur de sa vie et de sa chambre reste son miroir. Elle y aperçoit sa silhouette avant que celle-ci ne se transforme en un être : son Moi, son sur Moi ou ses émois, c'est kif-kif. C'est sa moitié, la vraie. Ce n'est pas Ismène de Jean Anouilh mais elle peut bien l'être. Celle-ci la nargue, la drague et la pousse à l'extrême. Elle lui renvoie tout ce qu'elle contient d'abjection et de sournoiserie. Elle l'accuse même d'être le diable bien qu'en signifiant et en signifié, le diable, conventuellement reste bien masculin. Là, commence la descente aux enfers d'une femme pourtant au-dessus de toute supputation. Elle refait à l'usure cet aller–retour si douloureux entre une enfance emplie d'interdits et de non-dits et le rêve présent d'une émancipation. Difficile de briser ce glas car les tabous, les gourous, les conventions et les idées tribales ont encore la peau très dure. Difficile de mettre tant de symbolismes sur des planches en bois ? Oui, certes, mais le jeune Chawki Bouzid, qui ne jure que sur la tête de cette fille qu'il aura un jour, ne pouvait obstruer une scène si ouverte. Dans sa mise en scène, on lui reconnaîtra l'audace de cette approche esthétique visant à habiller ses comédiennes de simples fuseaux luminaires. On retiendra aussi sa détermination farouche à s'inventer une authentique « boîte noire » qui sied parfaitement à l'esprit noir de la pièce. Une prouesse. Et tout comme l'auteur, Chawki parachève l'œuvre en posant l'inévitable question que se pose l'héroïne et toutes les femmes castrées. Que faire ? Mourir…Mourir ô la belle affaire. Mais mourir pour mieux mûrir, pour mieux revenir. Tout comme Antigone, la femme de Souhali finit donc par mourir dans une scène hautement symbolique que Chawki a réussi à mettre en exergue. On croit même ouïr dans cette ambiance feutrée des voix qui chuchotent « la femme est morte, mais de grâce, il ne faut surtout pas la mettre sous terre...on ne sait jamais….on ne sait jamais ! »