Le temps où les employés de l'usine Michelin d'Alger célébraient la fabrication du millionième pneu à Bachdjarrah est révolu. C'était pourtant il y a à peine trois ans, lorsque tout le monde se réjouissait des performances de l'entreprise, à commencer par le directeur, Igor Zyemit, qui soulignait la hausse des exportations de Michelin en Afrique et au Moyen-Orient. Mercredi, à 22h, le dernier cortège d'employés termine sa journée. Devant l'usine, d'imposants pneus de tracteur et un énorme écriteau Michelin délimitent l'accès. Le Bibendum arbore toujours le même sourire, à l'opposé des employés qui n'attendent plus que le départ des navettes pour enfin rentrer chez eux. «Le moral est à plat», affirme d'emblée l'un d'entre eux. «C'est arrivé du jour au lendemain, annonce-t-il, encore abasourdi par la nouvelle du rachat de l'usine par Cevital tombée il y a une semaine. Je travaille dans la maintenance, donc je pourrai retrouver un emploi facilement. Mais pour un agent qui s'occupe du contrôle des pneumatiques, avec dix ans d'expérience mais aucun diplôme, pour lui, c'est foutu.» S'ils ne contestent pas la légalité du rachat, face aux promesses d'embauche annoncées par le patron de Cevital, Issad Rebrab, les employés font la grimace. Péripétie «Pour nous, ce sont deux mauvaises nouvelles : la perspective d'avoir un salaire moins élevé et le fait de travailler à 200 km d'ici. La plupart des employés du site sont installés à Alger. Ce sont des couples qui vivent en famille et qui ne peuvent pas quitter leur ville aussi facilement.» Une chose est sûre, l'unité de production de Bachdjarrah va disparaître. Le directeur de Cevital a annoncé vouloir «faire du site une zone de services». «Nous comptons installer un centre commercial», a-t-il ajouté, éliminant toute possibilité de conserver un centre de production dans le quartier. «D'ailleurs, affirme-t-il, à terme, toutes les usines qui sont au centre d'Alger devront être délocalisées.» Une nouvelle difficile à digérer pour les employés car la majorité travaille depuis plus de dix ans pour le même employeur. «Michelin, c'est quand même cinquante ans de présence dans ce pays», souligne un ouvrier, la quarantaine. Il est vrai que les péripéties de l'industriel se confondent avec l'histoire de l'Algérie. Le fleuron du pneumatique a commencé la construction de son usine d'Alger en 1959. Quatre ans plus tard, le premier pneu sort de la société d'application des techniques industrielles (SATI), une filiale de Michelin, à 100% de droit français. Pendant trente ans, la SATI a été une des rares entreprises à échapper aux nationalisations de l'ère Boumediène. Alors que la production atteint son record à la fin des années 1980, en 1993 Michelin suspend ses opérations à cause de l'insécurité à Alger. Malgré tout, l'usine ne ferme pas. Entre 70 et 80 employés restent sur place pour protéger les installations et avec les stocks de caoutchouc, fabriquer des semelles de chaussure. Désillusion Au début des années 2000 en France, le directeur Afrique-Moyen-Orient de Michelin, Pierre Desmarets, guette une amélioration de la situation en Algérie. «On y a toujours cru», confesse-t-il en 2003, dans les colonnes du journal Les Echos. Michelin décide donc de créer la même année une filiale, cette fois-ci de droit algérien. C'est le grand retour du leader du pneu en Algérie, fêté en grande pompe par l'ancien président français, Jacques Chirac. Mais dix ans plus tard, la crise est passée par là et l'entreprise subit de plein fouet les importations de pneus asiatiques aux prix imbattables mais dont la qualité n'est pas toujours au rendez-vous. Une concurrence que certains jugent déloyale mais qui est loin d'être l'unique raison du départ de Michelin. Pour Samir Bellal, enseignant en économie à l'université de Guelma, «la raison principale de cette fermeture est la rentabilité. Mais ce qui est significatif dans cette affaire, c'est que l'on transforme une unité de production en unité de distribution et que l'on confirme la tendance générale à développer les services, et donc à augmenter les importations en Algérie». Pour les employés, cette nouvelle n'a rien de bon. «C'était une entreprise avec de bonnes conditions de travail, on sait d'avance que la grille salariale sous Rebrab ne sera pas la même. Et puis si on accepte les nouveaux emplois, les indemnités seront moins élevées.» Il est 22h30, le râle du moteur de la navette qui doit ramener les employés chez eux met fin à la discussion, l'entrée de l'usine se vide. Combien seront-ils à quitter Alger pour travailler à Bordj Bou Arréridj dans la nouvelle usine de portes et fenêtres de Cevital ? Un des derniers travailleurs présents sur le parking lâche en partant : «Je n'en connais aucun.»