Un homme de taille moyenne, trapu, fort et portant une barbe s'encadre dans la porte. Une voix s'exclame au fond de la salle : Karl Marx ! Petit rire, vite étouffé, car le personnage était impressionnant. Une fois à l'intérieur et sans attendre, notre nouvel enseignant qui venait d'Alger (nous le sûmes après), inscrit au milieu du tableau vide : «Lire ?» Deuxième surprise : après l'impression physique, l'étonnement devant la thématique. En effet, que peut-on dire d'un acte aussi naturel et banal que nous connaissions depuis l'adolescence et qui nous accompagnait, chaque jour, dans notre quotidien. «Non, nous dit-il, l'acte de lecture est loin d'être neutre ou naturel et les manières de faire rendre raison à un texte sont nombreuses et variées.» Un nom fuse. Un nom qui allait changer la perception de ces étudiants de deuxième année de sociologie et qui allait aussi les diviser : Louis Althusser. Ce philosophe, né en Algérie, nous invitait à donner plus d'importance à ce qui affleurait dans un texte sans être explicitement écrit qu'aux mots eux-mêmes. La lecture «symptomale» a pour ultime finalité de débusquer tous les «blancs» dans le dit apparent et de décoder le non-dit dans le discours immédiat. Mais nous n'étions pas au bout de nos surprises. Cette manière de lire peut, et a été appliquée, à celui qui commençait à représenter pour nous la science : Marx. Abdelkader Djaghloul nous avait déjà initiés, l'année précédente, au concept de classes sociales et à son utilisation dans le contexte de la société algérienne. L'opportunité d'expérimenter cette analyse et de décrypter les «rapports lignagers» dans une société supposée égalitaire et «socialiste» nous fut donnée par les séjours sur terrain dans le monde paysan (réforme agraire des années 1970). Le choc fut brutal pour une partie d'entre nous : la réalité des inégalités sociales et la situation inhumaine dans laquelle vivait la majorité de la population algérienne remettait en question la logomachie officielle et la «dogmatique marxiste orthodoxe». Prudent, Djaghloul indiquait des voies. En entrant pour la première fois dans cette salle du premier étage de l'Institut de sociologie, Guerid balayait les anciennes certitudes vacillantes et proposait des réponses à nos interrogations. La plupart d'entre nous abandonnèrent, la semaine d'après, les éditions de Moscou pour dévorer Lire le Capital d'Althusser et de son équipe. Ce prologue a été le départ d'une collaboration et d'une amitié qui ne s'est jamais démentie depuis. Avec lui, nous avons appris l'importance du terrain dans les études de sociologie, et encore étudiants, la plupart d'entre nous sont «descendus de cheval» pour aller vers nos compatriotes d'en bas, pour essayer de comprendre leur situation et leurs aspirations. Au cours de cette période où il fallait «s'établir» (voir le roman de Robert Linhart), Djamel avait construit de nombreux liens avec ouvriers et paysans. A l'Urasc et, plus tard, au Crasc, on lui doit l'expression : «Pas d'enquête, pas droit à la parole». Mis ensemble, les travaux de Djamel et de ses étudiants représentent une somme considérable de connaissances portant sur la société algérienne. Il était là, orientait en plaisantant, encourageait sans être directif. Il était l'ami de tout le monde. Il abhorrait la figure du chef, tout en appliquant une certaine rigueur pour faire respecter les règles de fonctionnement adoptés par les porteurs du projet. Discret et modeste, il affectionnait le travail en équipe, en donnant à chacun son importance et en valorisant le travail de tous les membres du groupe. Ses collègues ou ses étudiants étaient ses amis et non ses disciples. On peut dire, aujourd'hui, qu'à travers le nombre incalculable de sociologues et d'anthropologues qu'il a formés, la pensée et la démarche de D. Guerid sont bien présentes dans le paysage des sciences sociales en Algérie. Mais cette irruption de «l'exilé» eut aussi des retombées politiques avec une polarisation, de plus en plus radicale, entre ceux qui se présentaient comme des forces d'appui au régime «socialiste» et les autres qui critiquaient le «capitalisme d'Etat», tout en appelant au changement réel au service des «masses populaires». Parfois, les diatribes discursives dégénéraient et s'exprimaient par des affrontements politiques ou des violences physiques. L'autre dimension essentielle de la personnalité et de la démarche de Djamel réside dans son amour entier, total, de l'Algérie. Bien sûr, on le voit à travers les recherches qu'il a réalisées qui portait toutes sur notre pays. De nombreuses enquêtent ponctuent son parcours : SNS, ENIE à Sidi Bel-Abbes, Sonatrach à Hassi Messaoud, etc. Ce lien viscéral est aussi visible dans son projet de construction d'une sociologie algérienne : Cette question fait l'objet de son deuxième ouvrage dont la parution est imminente. Enfin, celui qui aimait être dans son peuple, «comme un poisson dans l'eau», n'a jamais quitté son pays, mis à part pour des périodes de courte durée. Au cours de la décennie noire de terreur, il aimait commencer ses interventions par cette phrase : «Nous, qui avons choisi de rester…» Pourtant, les opportunités pour s'expatrier ne manquait pas à cet ancien étudiant de Pierre Bourdieu (ce dernier a mis en place une association pour prendre en charge les intellectuels algériens partis en France) et ami de nombreux philosophes et sociologues européens. Ce rapport à son pays se traduisait aussi par son intransigeance à défendre les valeurs et les principes auxquels ils tenaient : dignité de l'Algérie et des Algériens. Je cite un exemple, parmi d'autres, à titre de témoignage : En 1996, dans le cadre d'un projet de partenariat avec la Maison des hautes études en sciences sociales (Paris), il était prévu d'organiser un grand colloque dans cette institution. Pendant plus d'une année, l'équipe de recherche, dirigée par Djamel dont je faisais partie, avait préparé le programme et le contenu de cette rencontre scientifique, sans que le partenaire français intervienne ou réagisse malgré les différents envois. Une fois le travail terminé, et à un mois de la date de l'événement, je me rends à Paris pour finaliser la préparation avec nos partenaires. Mais là une surprise m'attendait : le programme préparé et la liste des invités (notamment les chercheurs américains) que nous avions élaborée a été remise en cause et profondément remaniée. Revenu à Oran, je fais un compte-rendu aux membres de l'équipe. Exaspéré, Djamel propose de tout annuler et d'envoyer un fax à Paris pour signifier l'abandon de tout le projet de partenariat. Le colloque «La ville, l'entreprise», devenu national, a été tenu à Oran, un peu plus tard. Même attitude avec P. Bourdieu qui encadrait sa thèse de 3e cycle et qu'il quitta pour préserver son autonomie d'analyse. Dans une société comme la nôtre, malmenée dans ses fondements et son identité essentielle, beaucoup reprochait à Djamel ses positions sans compromission. Décidemment, malgré toutes les possibilités qui s'offraient à lui, El Jah qu'on lui présentait, il restait imperturbable, incorruptible. Le miel était là, mais il refusait obstinément d'y mettre le doigt. Dans une société anomique où tous les repères ont volé en éclats, où l'Être s'est progressivement réduit à l'avoir, cet homme, toujours jeune à 70 ans, restait de marbre, insensible au chant des sirènes, indifférent aux attaques sournoises ou violentes de ceux qui ne comprenaient pas qu'ils «ne soit pas comme tout le monde» ! Tant de simplicité et de gentillesse, tant de passion pour le travail bien fait, tant de proximité et de complicité avec les humbles, tant d'amour pour un pays que chacun malmène chaque jour, à sa façon, tant de lumière émanant d'une personne ne pouvait manquer d'attiser la colère des forces des ténèbres. Car surtout, ce qui dérange le plus ses détracteurs, c'est que dans le délitement généralisé et la démocratisation de la médiocrité ambiante, cet homme effacé, sans crier gare, a produit une œuvre et donné vie à un courant de pensée dans notre pays. Cette œuvre ne se limite pas à ses deux ouvrages, mais à un nombre important de références, toutes catégories confondues. Sans compter le nombre incalculable de doctorats et de magisters qu'il a eu à encadrer. J'ose m'aventurer à un rapprochement, même si Djamel n'aurait sans doute pas apprécié ce raccourci, avec le décès de D. Guerid, l'Algérie a perdu son Bourdieu. Dans un contexte si contraignant, face à des forces si hostiles, devant les difficultés innombrables, il a pu travailler, réaliser projet après projet et proposer à la fin tout un système de pensées et une vision du monde. Comme à son habitude, il a tiré discrètement sa révérence, avec le sentiment du devoir accompli. Ceux qui ont construit des palais ou accumulé des fortunes sont déjà oubliés de leur vivant. Le nom de Djamel Guerid, à l'image d'un Ibn Khaldoun d'un Karl Marx ou d'un Pierre Bourdieu, continuera à irriguer l'œuvre ininterrompue du génie de notre peuple et l'avancée de l'humanité. Au-delà de tout, ce qui fait que Djamel restera vivant en Algérie et ailleurs, c'est cette «force matérielle» qu'il a constituée par un travail, de presque un demi-siècle : ces milliers de chercheurs, intellectuels et formateurs dont il a été le professeur et l'ami. Ils continueront de s'inspirer de sa démarche, de ses principes et de sa ligne de conduite. Ils citeront son œuvre dans leurs travaux. Ces Guéridiens d'ici et d'ailleurs, une fois les errements actuels dépassés, ne manqueront pas de donner vie à de nouvelles générations de chercheurs et d'intellectuels, qui auront à produire des connaissances nouvelles et à accompagner notre pays vers la modernité. Et puis, le Juste qui donnait à chacun sa valeur et à chaque chose sa place, peut-il mourir alors qu'il éclaire les chemins de chacun de ceux qui l'ont connu et apprécié ? Un modèle de référence peut-il disparaître, comme cela, du jour au lendemain, parce que celui qui l'incarnait est parti ? Reposes en paix, Djamel, tes efforts n'ont pas été vains. Ceux qui t'ont connu te regrettent et mesurent tout ton mérite.