L'image des hommes politiques, ou l'image qu'on donne d'eux, marque profondément la réception de leur message. Avant d'analyser les déclarations publiques de Mouloud Hamrouche, un constat s'impose sur son image. Car une bonne partie de ses opposants au sein du système font tout pour gommer sa carrière militaire pendant que la police politique a bien pris soins de populariser la caricature du «porteur de parapluie» pour mieux faire oublier l'officier supérieur chargé d'instaurer l'idée de nation au sein des troupes et cadres de l'ANP. Mais si ses adversaires insistent tant sur ce profil, amputant la case ANP du CV, c'est pour mieux le singulariser comme le «civil» qui a «créé le FIS», alors que les «vrais» militaires ont sauvé le pays des griffes de l'insurrection islamiste. A 45 ans, il succède à Kasdi Merbah au poste de chef de gouvernement. C'est assez symbolique : le chef de file des réformateurs remplace l'ancien patron éclairé de la police politique. Certains y verront une rupture imposée par Octobre 88, d'autres une continuité logique : Merbah rassure le système et, du coup, tente aussi de lui changer le logiciel centraliste et autoritaire, car il en connaît toutes les coulisses, les dessous sales et l'ensemble des dossiers d'habilitation des cadres de l'Etat, tous échelons confondus. Hamrouche, lui, relève plus haut le défi : réformer en profondeur, quitte à se heurter à ce qu'il connaît le mieux, son père de substitution, le système dont il réclame la filiation, pour mieux lui expliquer qu'il veut le réformer pour le sauver. Sauver le système en l'aidant à s'adapter aux ouvertures imposées par le monde qui change après la chute du mur de Berlin. Combines Or, le cœur du réacteur, l'armée, qui entre temps voit des Beloucif et des Zeroual mis à l'écart, scrute avec suspicion la machine Hamrouche et ses hommes nouveaux, fruits de l'Indépendance, débarrassés des carcans idéologiques : des experts gauchistes, mais prônant le libéralisme pour graduellement insuffler une nouvelle gouvernance économique et déborder ensuite les mécanismes de gouvernance politique, de jeunes intellectuels encouragés à imposer de nouveaux éléments de langage dans les médias publics, des cadres polyglottes et non conformistes attachés à l'idée d'une Algérie contemporaine des défis mondiaux… L'armée donc se méfie, et la dérive du FIS, résultat de combines occultes à la Présidence et aux «services», conforte les faucons de l'ANP pour reporter l'ouverture et jeter les réformes avec l'eau du bain. Ce que Hamrouche retient de cette période, c'est la difficulté de créer un consensus nouveau : «En fait, confiait-il à des proches il y a neuf mois, il faut bien comprendre le consensus établi, puis commencer, à une distance de sécurité, à élaborer un nouveau consensus qui agrège les acteurs et les données actualisées. Ce n'est que, petit à petit, que le nouveau consensus peut s'imposer face à l'ancienne configuration, sans heurts, mais graduellement.» Or, cette option d'élaboration du consensus, pour en revenir aux dernières sorties de Mouloud Hamrouche, est bousculée par l'urgence d'une situation dangereuse au sommet de l'Etat. Car, si dans son premier communiqué, l'ancien chef de gouvernement s'adresse aux «groupes d'intérêts» et aux jeunes généraux, les exhortant à aller vers un nouveau consensus, les termes alarmistes de sa conférence de presse à l'hôtel Safir (ex-Aletti) reflètent une profonde inquiétude de ce connaisseur du sérail : il en appelle à la discipline au sein de l'armée, car «ce qui a suinté de l'intérieur de la forteresse ANP comme déchirement autour du 4e mandat l'a inquiété au plus haut point», note un de ses proches. On n'en est plus à l'appel à la raison, mais à l'appel au calme, car les divergences DRS-état-major et les pressions subies par les cadres de l'ANP pour se positionner sur la réélection de Abdelaziz Bouteflika ont fini par créer des tensions qui, comble de la catastrophe pour la sacro-sainte «cohésion de la troupe», s'expriment presque publiquement. Chantage «La photo postée sur internet par un officier, avec des balles dessinant le chiffre ‘‘4'', est un acte gravissime, s'emportait un général de l'opérationnel à la retraite. Même du temps du terrorisme, quand au sein de l'ANP on avait non seulement des sympathisants du FIS mais des complices des groupes armés, la troupe se tenait disciplinée, ses cadres veillaient à protéger l'essentiel : la cohésion des rangs.» C'est là où s'impose un retour sur la carrière militaire de Hamrouche, quand, instructeur, il était chargé de faire comprendre aux éléments de l'armée la notion de la nation, leur expliquer que l'obéissance était due à leur supérieur hiérarchique et non au chef de tribu ou au sage du village et encore moins à celui qui les fait intégrer dans l'ANP. «Il était très attaché à cette idée, que les allégeances soient remplacées par des liens rationnels et modernes dans le cadre d'une nation et non d'une fratrie», rappelle un des anciens compagnons de Hamrouche. «Tout l'encadrement de nos forces de défense, de sécurité, les cadres et acteurs économiques sont soumis, à chaque échéance présidentielle et à chaque changement de responsables, à d'intolérables pressions, interrogations et examens de conscience», avait-il déclaré lors de sa conférence de presse le 27 février dernier. C'est ce qui est inacceptable pour l'ancien lieutenant-colonel : imposer à l'armée et aux corps intermédiaires un brutal chantage autour de l'option du 4e mandat, créant des tensions dans des zones hypersensibles de l'Etat et de la société, qui peuvent déboucher sur des affrontements plus directs, même dans la rue. Cette situation, traduite également en guerre larvée entre les composantes de l'ANP, la posture dangereusement ambiguë du patron des services, le général de corps d'armée Mohamed Mediène, le coup de force du 4e mandat et la catastrophique campagne électorale des «représentants» du président-candidat, protégés par la DSI (division spéciale d'intervention, gendarmerie) en l'absence ostentatoire de la police politique du DRS et de ses gardes du corps, poussent Hamrouche à ce qu'il voulait éviter le plus : charger nommément et directement les responsables de la crise. Car, en désespoir de cause, après avoir appelé à la discipline et à se mettre autour d'une seule table – quitte à revenir à la tradition du grand conclave des militaires, interrompue depuis 1999 – Hamrouche met les deux plus hauts gradés de l'armée et le Président devant leurs responsabilités historiques. Guerre civile La réaction ne s'est pas faite attendre, côté militaire et côté El Mouradia, c'est la colère : mis à nu face à l'opinion, Bouteflika, Gaïd Salah et Mediène, empêtrés dans une politique de la terre brûlée, décodent très vite les messages de Hamrouche. Le «fils du système» dit, en clair, à Mediène, alias le général Toufik : «Calme tes 25 000 hommes et tes relais si nombreux, reviens à ton rôle de médiateur ténébreux, tu es le DRS, donc tu es aussi l'ANP.» A Gaïd Salah, le message est le suivant : «Redonne à l'armée son rôle de protecteur de la nation et non d'une fraction, car sa cohésion est menacée (c'est le scénario catastrophe, selon Hamrouche).» Au chef de l'Etat, qu'il connaît très bien depuis les années Boumediène, il demande, en décodé : «Sois le garant suprême d'une transition calme et sans casse, redonne à la scène politique sa vraie nature (le FLN reste le FLN, les islamistes des islamistes, et non pas des appareils sans bases fabriqués par ton clan et tes relais financiers).» Hamrouche n'a pas parlé seulement à trois personnes mais à trois stations importantes de l'histoire de ces 25 dernières années : Mediène représente l'étape de la gestion de la guerre civile et de la fragilité du consensus né précipitamment après 1992 ; Gaïd Salah représente l'épisode de la tentative de neutralisation de l'armée de l'après-guerre, de l'après-Lamari ; alors que Bouteflika représente le point de rupture, mal défini, entre la guerre et l'implication de l'armée (depuis son trauma de 1988 où elle a tiré sur le peuple), et la «pax Bouteflika» ainsi que la «professionnalisation» de l'ANP (c'est-à-dire sa neutralité-neutralisation). L'ancien chef de gouvernement personnalise, en citant les trois noms, la paralysie structurelle d'un système foudroyé par l'ambition de celui qui ne voulait pas être un «trois quarts de président», tout en cohabitant avec un Léviathan sécuritaire surdimensionné par la guerre civile, aux dépens de l'administration et de la gouvernance. Une configuration qui ne laissait, de par sa logique exclusive et répressive, aucune place aux corps intermédiaires et aux échelons plus discrets de l'Etat qui font fonctionner la machine Algérie. Il faudrait donc, selon Hamrouche, démêler l'échafaud de l'après-1992 pour aplanir la situation et dépasser une configuration du système qui ne tient plus face au temps et aux ambitions des hommes, de la société et des intérêts étrangers de plus en plus voraces et menaçants. Lors du forum de Liberté, dimanche dernier, Hamrouche parle bien du «semblant de consensus de 92» : ce consensus était improvisé, fragile, construit à la hâte pour faire face l'insurrection islamiste et, en même temps et dans le même mouvement, faire face à la mutation du régime (sur le plan économie, et le multipartisme de façade, etc.). Près de deux décennies plus tard, l'arrivée de Bouteflika a neutralisé l'armée et poussé le DRS à une résilience qui a montré ses limites au premier couac (le silence de Mediène sur le 4e mandat, mais avant, les appétits du clan présidentiel autant sur plan de la décision que sur le partage de la rente et les alliances outre-mer qui vont avec). Mort Le système a pu taire ses contradictions durant la guerre contre le terrorisme (même au sein de l'armée impliquée jusqu'au cou dans la contre-violence, on l'a dit plus haut, ce qui était la force principale du système), mais Bouteflika a su les raviver pour neutraliser l'armée. «Toutefois, il a commis une immense erreur en voulant accaparer tous les leviers de pouvoir : en croyant neutraliser l'ANP en imposant un fidèle à sa tête, il a créé un vide dans l'appareil d'arbitrage dont Hamrouche regrette l'inefficacité, et on voit la panne actuellement, explique un ancien ministre. Au lieu d'arbitrer, on impose le coup de force et on croit que l'armée, neutralisée par la discipline, va se la fermer. Le dangereux pari du clan présidentiel est là.» Pour conclure, Hamrouche, qui est loin d'être un naïf, demande pourtant l'impossible, c'est-à-dire expliquer au système que sa mort doit être graduelle, sans toucher les fondements, et cela pour sauver le pays. Mais, en même temps, le système pense que sa survie est une garantie pour le pays. Et de deux, la difficulté, cette fois-ci, est que la crise est née du fait que les intérêts des uns n'épousent plus l'intérêt suprême, qui est paradoxalement la pérennité du système : car le maintien en poste des trois responsables cités par Hamrouche menace la stabilité du pays. Or, ce dernier leur demande de préparer le départ, tout en «nettoyant la place» derrière eux après plus de vingt ans du règne du non-Etat. Il s'agit, donc, d'une opération chirurgicale complexe et très délicate, mais impérieuse pour sauver le pays et les Algériens alors que les tensions dans les appareils et au sommet de l'Etat risquent bientôt de déborder au-delà des murailles des casernes et dans la rue.