Le 2 septembre 2009, à Ben Aknoun, deux jeunes Algériens ont été arrêtés par la police et présentés au procureur de la République qui a ordonné leur incarcération. Ils devaient être jugés pour « dénigrement du dogme [et] des préceptes de l'Islam », un délit que le code pénal (article 144 bis-2) punit de trois à cinq ans d'emprisonnement. Ont-ils foulé au pied le Coran, insulté Dieu et le Prophète ou tourné en dérision la religion musulmane ? Non. Ils ont été traités comme des criminels parce qu'ils ont été surpris, un jour du mois de Ramadhan, en train de manger, dans leur propre véhicule. N'était, selon El Watan, l'intervention d'une personnalité « haut placée », leur sort aurait été le même que celui d'autres Algériens qui, l'an dernier, avaient été condamnés pour le même « délit » à trois ans de prison, avant que la cour d'appel ne les innocente, non sans les avoir blâmés d'« offenser ainsi les sentiments des fidèles ». Il aurait été heureux que ce rigorisme ne soit qu'une manifestation épisodique de piété. Ce n'est pas le cas, malheureusement. Des peines d'emprisonnement sont requises contre des Algériens de confession chrétienne accusés de « faire du prosélytisme en milieu musulman ». Ces deux dernières années, sous des prétextes divers (contrôle de l'hygiène, régularisation des licences), des dizaines de débits de boissons alcoolisées ont été fermés. Ces actions de « moralisation » sont réclamées et applaudies par les mouvements islamistes dits « modérés » (le MSP, El Nahda, El Islah, etc.) mais aussi par l'Association des oulémas musulmans, héritière d'une organisation du même nom, qui a fait partie du mouvement national sans en être la composante la plus importante ni, surtout, la plus radicale. Cette association agit de plus en plus comme un véritable parti. Ses dirigeants montent régulièrement au créneau pour fustiger les « laïcs » ou prévenir contre le « danger de la christianisation ». Son président, Abderrahmane Chibane, est devenu un personnage politique incontournable. On exagérera à peine en affirmant qu'il s'est transformé en une sorte de mufti officieux de la République. Une vague de religiosité apolitique ? Cette islamisation rampante se déroule sur fond d'extension des manifestations de religiosité. Les émissions religieuses des télévisions satellitaires arabes sont aujourd'hui très largement suivies. Le hidjab est devenu l'uniforme féminin par excellence, y compris dans les grandes villes. De plus en plus de commerces, au centre même d'Alger, affichent avec ostentation : « Fermé pour la prière ». Ces différentes manifestations de religiosité ont commencé à apparaître dans une situation caractérisée, paradoxalement, par la défaite de l'islamisme radical. le Front islamique du salut (FIS) avait échoué à s'emparer du pouvoir et les mouvements armés, qui lui étaient affiliés, avaient déposé les armes. En réalité, ce n'est qu'un paradoxe apparent. Cette religiosité ne semble pas être un phénomène politique à proprement parler (dans les années 1980, le port du hidjab était moins un « symbole religieux ostentatoire » qu'un signe d'appartenance à l'opposition islamiste). Comme d'autres signes du « retour du religieux » en Europe, en Amérique et ailleurs, elle exprime la certitude que dans un monde globalisé et hostile, où les solutions collectives n'ont plus grand crédit, la religion reste l'unique voie du salut individuel. Cette vague de religiosité a beau ne pas être proprement politique, elle est exploitée politiquement. Après avoir épuisé sa « légitimité patriotique », le régime cherche en la religion une nouvelle légitimité. Ce n'est pas là un fait nouveau, car même l'époque « progressiste » de Houari Boumédiène a eu ses « campagnes de lutte contre la dissolution des mœurs ». Cela ne nous paraît surprenant que parce que depuis la fin des années 1980, l'Etat reproche aux islamistes d'« instrumentaliser l'Islam à des fins de pouvoir ». La lutte contre le FIS, puis contre la rébellion islamiste, n'a jamais été synonyme d'un projet de société plus sécularisée. La preuve, elle continue d'être menée en alliance avec les « islamistes modérées ». Et si ses terribles exactions ont pu être justifiées par la « défense de la République », c'était principalement pour y faire participer les élites dites « démocrates », « modernistes » ou encore « laïques ». Les islamistes et les conservateurs aux aguets L'utilisation de la religion comme instrument de (re)légitimation politique a plusieurs autres expressions que ces verdicts absurdes contre les Algériens, qui n'observent pas le jeûne du Ramadhan. Les responsables politiques du pays multiplient les manifestations ostentatoires de piété et la teinte religieuse de l'idéologie nationaliste officielle est plus marquée que par le passé. En mai 2008, à l'occasion du lancement d'une manifestation appelée la « Caravane des chevaliers du Coran », Abdelaziz Belkhadem (il était alors chef du gouvernement) n'a pas hésité à affirmer que « les Algériens se sont libérés du colonialisme parce qu'ils ont fait du livre de Dieu leur Constitution ». Cette déclaration était un clin d'œil à l'Association des oulémas, qui se plaît à croire que sans l'œuvre de réforme religieuse de son ancêtre éponyme, la libération de l'Algérie aurait complètement échoué. Dans un contexte politique moins morose, de tels propos auraient scandalisé nombre de militants nationalistes, qui se souviennent que le « FLN historique », celui qui a libéré le pays de la colonisation, considérait avec suspicion les Oulémas, qui n'ont soutenu la Révolution algérienne qu'un an après son déclenchement (et selon certaines sources, après que leur dirigeants ont été menacés de liquidation physique). La société s'islamise et le pouvoir, en mal de légitimité, tente de se légitimer à ses yeux en s'islamisant à son tour. Abdelaziz Belkhadem a ainsi été imposé à la tête du FLN et reste, après avoir quitté ses fonctions de chef du gouvernement, un proche conseiller du président de la République. Connu pour être le porte-parole du courant islamisant de l'ancien parti unique, il ne doit pas cette réputation à la seule propagande de la « presse laïque ». Lorsqu'il était député (et président de l'Assemblée nationale) au début des années 1990, il avait conçu le projet d'« islamiser » l'ensemble de la législation algérienne ! Si ce projet n'a pas été mené à son terme, c'est parce que lui et les conservateurs du FLN, soupçonnés de connivence avec le FIS, ont été mis par l'armée au ban de la vie politique. Ces conservateurs reviennent aujourd'hui en force, s'appuyant sur les islamistes du MSP, d'El Nahda et d'El Islah et sur les nationalo-islamistes de l'Association des oulémas. Avec eux, ils partagent le souci de redonner au nationalisme algérien sa dimension religieuse (minorée, selon eux, depuis l'indépendance). Ils partagent, surtout avec eux, une même méfiance envers les « classes sociales dangereuses », que l'islamisme radical, représenté par le FIS, s'était montré capable de mobiliser. Sans exiger l'instauration d'un Etat religieux, les oulémas revendiquent pour l'islam « un plus grand rôle » dans la vie publique. Leur organe central, Al Basayir, lorsqu'il n'est pas tout occupé à s'autocélébrer et à étaler les lauriers passés de l'Association, mène de véritables campagnes contre les « laïcs », tous accusés d'être des agents du néocolonialisme, qu'ils soient de gauche ou de droite, qu'ils se mobilisent aux côtés de la résistance palestinienne ou, au contraire, militent avec ferveur pour la normalisation des relations de l'Algérie avec l'Etat hébreu. Le MSP, El Nahda et El Islah ont, certes, abandonné la revendication d'un « ordre islamique », mais ils restent des partis foncièrement conservateurs. On peut même dire qu'à court terme, le conservatisme social est leur unique programme. Tout convaincus qu'ils soient de la suprématie de la pensée islamique, les ministres du MSP gèrent leurs départements dans le strict respect des canons libéraux : n'est-ce pas l'islamiste El Hachemi Djaâboub qui négocie au nom de l'Algérie avec l'OMC ! Islamiser la société : un prélude à l'islamisation de l'Etat Les oulémas et le MSP aident le régime à dépasser sa crise idéologique et à triompher des mouvements sociaux qui menacent sa pérennité. Comme lui, ils considèrent d'un œil suspicieux les contestations syndicales radicales et les révoltes populaires spontanées, qui mobilisent des couches sociales échappant complètement à leur contrôle. En attendant des circonstances plus favorables, ils se concentrent sur un seul objectif : l'islamisation de la vie publique. Le régime s'accommode bien de ce projet, tant qu'il ne mobilise pas ces forces qui, à la fin des années 1980, ont vu en la religion un levier de libération collective et non plus uniquement un instrument de salut individuel. Associés à la gestion gouvernementale depuis plus de dix ans, les « islamistes modérés » du MSP ne constituent plus une alternative de pouvoir crédible et populaire. Des scissions successives ont privé El Nahda et El Islah d'une base substantielle qui a préféré faire allégeance à un leader sans parti, Abdallah Djaballah. Quant à l'Association des oulémas, elle est trop élitiste pour devenir un jour une organisation de masse. Le mouvement d'« éveil islamique », que toutes ces organisations œuvrent à développer, n'en menace pas moins d'être un terreau fertile pour des mouvements religieux plus radicaux. L'œuvre de « réforme morale », qui a été, après l'indépendance, celle de l'association Al Qiyam, ne s'est-elle pas politisée, au fil du temps et de la crise, pour devenir, avec le FIS, une entreprise de prise de pouvoir ?