Ce jour de septembre 2005, Henri Cornaz (1920-2008) avait du mal à cacher sa déception dans l'immense centre d'archives d'Alger. L'imprimeur d'Yverdon, ville située en Suisse romande, venait de proposer aux autorités algériennes de leur céder sa collection qui retraçait l'histoire de la guerre d'indépendance de l'ancienne colonie française. Il avait encore entre ses mains fatiguées de septuagénaire de nombreux originaux de la résistance algérienne qu'il avait patiemment mis sous presse dès 1956 dans ses locaux de la capitale du Nord vaudois. «L'imprimeur du Front de libération nationale (FLN)», comme le qualifiait la police suisse à l'époque, a même conservé dans ses cartons un trésor inestimable pour l'histoire de l'Algérie : les plaques qui ont servi à reproduire la «plate-forme de la Soummam», l'acte fondateur de l'Etat algérien. Un texte écrit en français le 20 août 1956 lors d'un congrès organisé dans les montagnes du Constantinois et auquel prend part la crème de la Révolution : les Larbi Ben M'hidi, Krim Belkacem ou encore Abane Ramdane… Un rôle majeur dans l'histoire Ce sont les chefs de la lutte militaire contre la colonisation française qui écrivent ce texte fondamental divisé en trois parties. La première y définit l'objectif du combat : «La renaissance d'un Etat algérien sous la forme d'une République démocratique et sociale et non la restauration d'une monarchie et d'une théocratie révolues». La deuxième partie exige l'indépendance inconditionnelle de l'Algérie. Et le dernier chapitre s'intéresse à l'organisation de la lutte armée. «A l'époque, on ne se rendait pas compte que cette déclaration allait jouer un rôle majeur dans l'histoire algérienne», se souvient l'ancien conservateur du Musée de l'Elysée Charles-Henri Favrod, qui était à l'époque journaliste à la Gazette de Lausanne et qui reste encore aujourd'hui un des principaux témoins de la décolonisation de l'Algérie. «Ce texte de la Soummam a été le document fondateur de la nation algérienne.» C'est la pierre angulaire sur laquelle le FLN va construire son combat. Sa victoire. Mais encore faut-il la diffuser. Et c'est là qu'intervient le Vaudois Charles-Henri Favrod. «J'avais reçu le texte de Lakhdar Bentobal qui avait participé au Congrès de la Soummam avec mission de le faire mettre en page et de le faire diffuser largement en France bien sûr, dans la communauté algérienne, mais aussi en Europe, en Afrique du Nord et dans le reste du monde», poursuit-il. «Avec le Français Lucien Douchet, de son nom de lutte Serge Michel, nous avons alors recherché en Suisse un imprimeur discret pour publier la plate-forme.» ''Un homme de combat'' Et c'est vers Henri Cornaz, un militant de gauche qui dirigeait alors une petite imprimerie familiale, que Douchet et Favrod se tournent. «Je savais que Cornaz était un homme de combat et qu'il pourrait nous aider», poursuit Charles-Henri Favrod. «Ensuite, Yverdon était une ville moins exposée que Lausanne ou Genève où le FLN était déjà très actif. Il y planquait son butin de guerre. Il y avait beaucoup de réfractaires français qui ne voulaient pas combattre pour l'Algérie française, ou des Algériens qui s'étaient échappés des prisons hexagonales.» Et surtout, tout ce beau monde était étroitement surveillé par la police suisse ainsi que les services de renseignement français. Cornaz accepte sans problème d'imprimer secrètement les documents du FLN. Si secrètement d'ailleurs qu'il travaille de nuit, sans en avertir ses propres employés et sans savoir qui étaient véritablement ses clients. Mais il y met deux conditions. Tout d'abord, il refuse d'éditer des appels au crime. Et surtout il demande à lire les textes avant de les mettre sous presse, comme le rapporte Pierre Jeanneret dans Henri Cornaz (1920-2008) et les éditions de la Thièle (éditions d'en bas). Or, cette nouvelle activité ne passera pas inaperçue auprès de la police. «Elle s'est intéressée aux affaires de Cornaz après avoir constaté une forte hausse de la consommation de papier et d'encre», indique Charles-Henri Favrod. «Elle ne comprenait pas comment une petite imprimerie familiale pouvait en commander autant. Pour se défendre, Cornaz qui n'avait pas informé son personnel de la nature du travail en cours a prétexté publier une thèse de doctorat.» Le premier journal du FLN L'imprimeur yverdonnois s'en sortira en payant une amende de 300 francs de l'époque… pour travail de nuit. Mais il ne s'arrêtera pas en si bon chemin puisqu'il crée de A à Z le premier journal du FLN, La Résistance algérienne. Cette publication deviendra ensuite El Moudjahid qui existe encore aujourd'hui et sera secrètement tiré sur les presses de l'imprimerie du Pré-Jérôme à Genève — des presses appartenant au Parti suisse du travail — puis à Tunis et à Alger après l'indépendance en 1962. Et tout cela serait resté secret si le journal L'Express de Neuchâtel n'avait pas vendu la mèche quelques mois plus tard en dénonçant Cornaz et ses écrits considérés à l'époque comme subversifs dans une Suisse qui soutenait l'Algérie française et qui chassait les communistes. Quant à l'imprimeur vaudois, qui a été accueilli en 2005 à Alger comme une figure importante de la Révolution et qui a reçu en 2006 la médaille du Mérite de l'Algérie, il n'aura finalement pas pu transmettre son trésor aux générations futures algériennes. Après sa mort en 2008, son imprimerie a été vendue. Et personne ne sait aujourd'hui où se trouvent ses archives de la guerre d'indépendance. «C'est malheureux de ne pas pouvoir exploiter ces documents pour éclairer le passé et notre période contemporaine», constate l'historien François Vallotton qui regrette qu'il n'y ait aucune rue Cornaz à Alger et aucune place d'Algérie à Yverdon. Ce travail de mémoire reste à faire en Suisse et surtout en Algérie.