Nadia Habes, chef d'entreprise S'engager dans une industrie des plus complexes, sensibles et onéreuses, s'imposer sur un marché où la concurrence est tout sauf indolore, se hisser au premier rang des meilleures femmes d'affaires d'Algérie, contribuer à la promotion de l'image de la femme chef d'entreprise algérienne dans le monde, franchir le très hermétique «gotha» monarchique et élitiste du business féminin dans le monde arabe, Nadia Habes en avait fait ses challenges. Et, à 48 ans à peine, elle les a en partie tous réussis : docteur en pharmacie, elle est aujourd'hui à la tête d'un grand groupe pharmaceutique, fort de trois laboratoires de production de médicaments et dermo-cosmétiques (INPHA-Medis, Phyteal et Pytopharma), une société de distribution GAP/ Groupement pharmaceutique algérien (G/GPA) ainsi que d'une unité dédiée à la recherche et développement (R&D), employant plus de 450 personnes. En juin 2013, le réseau des femmes chefs d'entreprises algériennes (SEVE) l'a élue meilleure femme entrepreneure d'Algérie. Autres distinctions, autres dimensions : en septembre de la même année, elle s'était adjugée le même titre, mais cette fois-ci au monde. En effet, c'est lors de son forum, tenu à Marrakech, que le réseau Femmes chefs d'Entreprises mondiales (FCEM), présidé par l'Italienne Laura Frati Gucci, propriétaire de la célèbre marque de luxe Gucci, avait consacré Mme Habes première femme entrepreneur au monde. Cette prestigieuse consécration et titre qu'elle conservera jusqu'à septembre 2015, la lauréate algérienne n'est pas près de l'oublier. Car, permettre à l'Algérie de ravir la tête du peloton aux 120 pays, au groupe Habes de s'illustrer et d'être reconnu parmi les plus de 5 millions d'entreprises d'Afrique anglophone, francophone, Amérique du Nord, latine, d'Asie centrale, d'Asie Est/Sud, d'Europe, des Balkans, d'Afrique du Nord, Moyen-Orient, Golfe, de l'océan Indien et d'Océanie, représentés au septuagénaire réseau FCEM, il y a de quoi être fier. Le 5 septembre 2014 est une autre date marquante pour la pharmacienne. Au siège de la Ligue arabe au Caire (Egypte), il a été décidé de son intégration au tour de table du Conseil des femmes d'affaires arabes (CFAA). Ce dernier l'a élue 14e membre du Conseil d'administration où siègent de grandes fortunes, des têtes couronnées, des ministres, ambassadrices, sénatrices… issues du monde arabe. Son CV, bien étoffé, la bonne santé de ses entreprises et sa grande ténacité à y représenter l'entrepreneure algérienne ont, assurément, plaidé en sa faveur auprès d'un Conseil très «select» : il est présidé par la princesse Hessa Saâd Al Abdellah Salem Essabah du Koweït, la composante comprenant, entre autres, Mouna Djamal Abdenasser, fille du leader égyptien, Leïla Mabrouk El Hadi Khayat, fille du ministre des Affaires étrangères sous Bourguiba, les princesses Myriam Hamad Al Khalifa et Hend Salman Al Khalifa du Bahreïn, la millionnaire Najlaâ Moussa Echafaï du Qatar, la ministre Cherifa Khalfan Alyahiaia du Sultanat d'Oman… Chacune des 14 membres de la nouvelle Assemblée était, le temps d'une réception offerte en leur honneur par Abdel Fattah al-Sissi, alors fraîchement élu président d'Egypte, l'ambassadrice et la porte-parole de la femme chef d'entreprise dans son pays respectif. Projeter une image digne de la business-woman algérienne sur de prestigieuses tribunes internationales, Nadia Habes est déterminée à continuer d'y œuvrer. Et c'est du haut du podium mondial de l'entrepreneuriat féminin qu'elle entend faire connaître davantage ce dont sont capables ses congénères d'Algérie, l'occasion étant le 63e Congrès mondial de l'Association mondiale des femmes chefs d'Entreprises, qui se tiendra du 22 au 26 mars 2015 au Royaume du Bahreïn. Malgré toutes ces distinctions, des parts de marché non négligeables sur le 1 milliard de dollars que se partagent, bon an mal an, les quelque 100 unités intervenant dans la l'industrie nationale du médicament, des investissements se chiffrant en millions d'euros, Mme Habes a su garder les pieds sur terre. La jeune pharmacienne, née à Genève, est, en effet, loin des clichés que l'on peut se faire de la parfaite femme d'affaires. Dans son bureau, aucun signe d'excès ou relevant du «m'as-tu vu». Elle semble avoir compris que de nos jours cette tendance est universellement révolue : réussite sociale rime avec simplicité et sobriété. La femme dégage, en effet, une simplicité déconcertante : jean, baskets, tee-shirt même si le sac est griffé (Versace). Lorsqu'on la rencontre, c'est d'une ancienne camarade de classe que l'on se rappelle forcément. Cette camarade qui a réussi, un exemple de «self made woman» algérienne, et ce, même si la famille — une mère universitaire, un père médecin, un frère et une sœur pharmaciens et un autre frère dentiste — sont pour quelque chose dans ce qui s'apparente à un parcours sans faute. Celui-ci, elle dit le devoir à l'Algérie, à sa famille, son mari et surtout et à sa devise : «La créativité et la discipline sont mères du succès». La clé de la réussite, ajoute-t-elle, se situe également dans les méthodes de management qu'elle est parvenue à mettre en place : «savoir dénicher et distinguer les compétences, les motiver, les responsabiliser et mettre à leur disposition les moyens d'évoluer». Comme il est important, poursuit-elle, d'être à l'écoute de ses collaborateurs, à tous les niveaux de la hiérarchie de l'entreprise, et de ne surtout pas sous-estimer leurs points de vue. «Mes formations à l'Académie de Paris de l'Entreprise, à Cofida Marseille, en management et leadership m'ont appris à reconnaître les compétences, notamment auprès des femmes. Parmi les effectifs que je dirige, plus de 40% sont des femmes. J'ai choisi de favoriser l'évolution interne car il est très important de stabiliser une équipe. Ceci aide à installer et à maintenir une sorte de cohésion interne et à consolider la confiance». Aussi, renchérit Mme Habes, «mon initiation au lobbying pharmaceutique à EMC-Pharma/Eagl Management Consulting Algérie, à l'arbitrage et aux contentieux internationaux chez le cabinet parisien Lazreff Le Bars, m'ont beaucoup aidée dans ce sens.» Et ce que pense Nadia Habes du travail quotidien d'une jeune chef d'entreprise, du chemin à emprunter pour pouvoir concilier vie privée/vie professionnelle et activités associatives (elle est membre fondatrice de l'association EADIAB qui s'occupe des diabétiques) : «Je ne suis pas une exception en la matière. Il existe beaucoup d'Algériennes qui font des choses extraordinaires et qui restent des femmes : haut gradées de l'armée, de la police, pilotes d'avion, chirurgiens, chercheurs, écrivains, journalistes, juges, des ministres, des députés…. et ce sont tous des métiers accaparants, et pourtant elles ont souvent plus de trois enfants. Mon statut de chef d'entreprise et mère de famille n'est pas hors du commun», soulignera cette mère de deux jeunes adolescents. Et comment préfère-t-elle être appelée, Mme la directrice ou Mme le directeur ? «Peu importe, directeur ou directrice. Le féminisme abusif, je n'en suis pas trop fan. Je suis avant tout un chef d'entreprise. Certes, il m'arrive parfois d'ajouter ma petite touche féminine sur certains points du management, qu'un homme pourrait négliger : je m'attache au détail et cela sied à la nature de mon métier. Le médicament requiert une grande application soutenue. Depuis 2000 que j'y suis, je peux dire que n'ai que très rarement eu à me battre car étant une femme.» Yamina K., trabendiste Se battre, s'affirmer plus fortement parce qu'elle est une femme, était, au contraire, le quotidien de Yamina K. une autre «self made woman» algérienne. Yamina K., aujourd'hui la soixantaine, exerçait dans le petit trabendisme (années 1990). Ses challenges à elle étaient, en revanche, de nature tout autre : réunir le maximum d'argent pour acheter un toit à sa famille — une vieille maman cardiaque et diabétique qui n'est plus de ce monde, deux jeunes sœurs et un frère handicapé moteur — et avoir son petit commerce. A l'image de Nadia Habes, ces deux challenges, Yamina a pu, elle aussi, les relever mais… à quel prix ? Ce sont ces deux «rêves» qui la motivaient à chaque fois qu'elle devait prendre la longue route pour se rendre en Egypte via la Tunisie et la Libye. Dans le cadre de son petit «business», elle devait affronter l'insécurité des routes qui régnait dans son propre pays, Blida où elle habitait, Alger, Annaba et Tébessa, Tunisie, Libye étaient les étapes de l'itinéraire qu'elle devait emprunter dans les deux sens, deux fois par mois, pour atteindre Le Caire (Egypte). Des cheveux courts grisonnants, des yeux noirs et cernés, des rides, des mains calleuses et un corps frêle mais endurci par de longues années, le tout résumant le curriculum vitae de Yamina. Tout en elle laisse entrevoir une femme qui a lutté pour atteindre ce qu'elle s'était fixé comme défi. Bien qu'elle ait pu garder toute sa féminité, elle dit avoir longtemps agi, s'être comportée, exprimée, habillée comme un homme. En taxi ou en camion, deux fois par mois, elle n'hésitait pas, de frontière en frontière, à traverser des milliers de km pour se rendre en Egypte où elle commerçait : «En Egypte, j'achetais du bois et du tissu pour la confection de l'équivalent d'un ou de deux salons dans un coin d'un garage clandestin à Blida, mis à ma disposition par une âme charitable moyennant une somme symbolique. En d'autres termes, j'achetais des salons égyptiens (de faux Louis XIV) démontés en pièces que je remontais à mon retour au pays». Le laborieux périple de Yamina, les douaniers de Bouchebka (poste frontalier avec la Tunisie), contrairement à leurs collègues tunisiens, le lui facilitaient, car sensibles à sa situation difficile. «Arrivée en Tunisie, je devais traverser le désert libyen, à pied, à dos de chameau et en voiture pour atteindre Le Caire, capitale égyptienne. Une fois sur place, je me dirigeais vers le boulevard Abdelaziz, où se trouvait mon fournisseur habituel. Les 1000 francs français me rapportaient l'équivalent de 5900 livres égyptiennes à la banque, le change parallèle y étant interdit. Aussitôt arrivée à l'hôtel, (Al bansioune chez les Egyptiens), j'emballais les pièces du salon dans de grands cabas pour reprendre le lendemain le même trajet, Le Caire-Blida, un calvaire pour gagner, au final, 5000 à 6000 DA/salon vendu en Algérie». De ses longs, très longs voyages, Yamina a gardé un très mauvais souvenir, un accident de la route qui avait failli lui coûter la vie et dont les séquelles sont perceptibles sur ses bras et plusieurs parties de son visage. «J'avais à ma charge une mère de 76 ans, deux sœurs, la vingtaine et un frère handicapé. Je m'étais substituée à mon père décédé. J'avais la quarantaine lorsque je m'étais engagée dans la voie du trabendisme. C'était un compatriote installé en Libye qui m'avait recommandé cette activité du htab (bois)». Et sa vie de femme ? «Aujourd'hui, j'ai mon petit commerce (meubles bon marché), j'ai marié mes deux sœurs, je vis avec mon frère handicapé. Ma vie est aujourd'hui derrière moi», répond, non sans pousser un long soupir, Yamina avant d'ajouter : «A l'époque, quand je faisais du trabendo, dans des moments de solitude je me disais : ‘‘Aïcha, à plus de 40 ans tes chances de te marier et de fonder une famille ne font que s'amenuiser. Ton corps s'est endurci, ta voix s'est éraillée, tu es comme un homme. Alors mets un peu d'argent de côté pour acheter un logement à ta famille et un petit commerce pour subvenir à leurs besoins''. Depuis que j'étais jeune, mes interlocuteurs hommes me traitent comme si j'étais des leurs. J'avoue que d'un côté j'en suis fière. De l'autre, cela m'affecte dans ma féminité. Car toute femme aime bien être courtisée par les hommes, aimer et se sentir aimée. Mais, El hamdoulillah malgré tout.» Cet autre modèle de la femme algérienne dont le parcours force le respect nous l'avions connu il y a près de 15 ans, lors d'une enquête à Bouchebka sur le marché du trabendo à la frontière algéro-tunisienne.