« Etant donné qu'un politicien ne croit jamais en ce qu'il dit, je suis surpris que d'autres puissent le croire. » Charles de Gaulle La grande muette, c'est connu, est peu bavarde. En général, les militaires sont des taiseux. « C'est rare qu'ils se confient, donc, il ne faut pas s'attendre avec lui à des scoops », prévient l'un des ses amis. Rétif à l'injustice d'où qu'elle vienne, mais apprécié pour son courage et sa manière généreuse de se comporter avec les autres, Mohamed Boukhalat, colonel à la retraite, ne fait pas corps forcément avec l'image froide et rigide que l'on se fait des galonnés. Expansif, plein d'humour, il a la réputation d'un éternel inclassable, bon vivant, aussi prompt à rire aux bonnes blagues qu'à en raconter. Ses faits d'armes ? Bien plus que sa participation à la guerre, c'est le projet de désenclavement de régions isolées, surtout dans le grand Sud dont il avait la responsabilité dans les années 1980 qui titille son ego. Il en tire un certain orgueil, trahi par une fierté personnelle qui transparaît dans son regard et fait briller ses yeux ronds. Colonel à la retraite, Mohamed est un homme chaleureux. A son domicile, cet enfant de Bou Saâda furète sans cesse dans ses cartons pour saisir délicatement des photos jaunies ou des documents anciens qu'il nous fourre dans les mains pour appuyer son propos. Enfance à Bou Saâda Mohamed est né le 27 mai 1935 à Bou Saâda. Il étudie à l'école coranique sous la férule de Hadj Zerouk Lograda, à Loumamine, puis à l'école Chalan. Il sera orienté vers le collège professionnel où il passera trois ans à s'initier à la comptabilité, à la gestion et à la menuiserie. Il n'avait que 5 ans quand son père, Ahmed, s'en va guerroyer en France et en Belgique où il est sérieusement blessé. Adjudant, il comptait parmi l'élite militaire. « Je ne me rappelle pas très bien de lui. C'est mon oncle Mohamed qui s'est chargé de mon éducation. En fait, à Loumamine, il était le père de tous les enfants. Une sorte de parrain sympathique, affectueux mais autoritaire. Il assurait une certaine protection, à une période où la misère battait son plein, avec son lot de maladies et de pandémies. En plus du typhus, l'invasion de criquets qui pullulaient en immenses nuées dévastatrices compliquait encore davantage la vie des gens soumis au statut de sous-hommes. Je me rappelle que les gens se bousculaient à l'abattoir pour tenter de remplir des petits récipients de sang de chameaux qu'on abattait. Face à la grande majorité de parias, il y avait une petite aristocratie qui faisait la pluie et le beau temps, dont les caïds étaient les chefs de file. Ces épisodes m'ont marqué et m'ont poussé à être rebelle, à m'insurger contre toutes les inégalités, contre toutes les injustices. J'ai adhéré au mouvement scout sous la conduite de Abdelkader Benhamida et Lamouri Fakani notamment qui m'ont inculqué l'amour des autres et de la patrie. J'étais délégué de la jeunesse de l'udma. » En 1950, Mohamed décroche son cap. Mais point de boulot à l'horizon. Il est happé, malgré lui, par la politique et se retrouve en 1950 au congrès de l'udma à Frenda. Les dirigeants du parti, comme Ahmed Francis, Boumendjel, Benhamida le fascinaient. Il prend fait et cause pour le parti, majoritaire à Bou Saâda. « Cela me permettait, moi le bagarreur, de canaliser mon énergie dans la revendication d'une cause juste. » Cela lui valut quelques tracas et des déboires. En 1952, il part en France chez son oncle Messaoud, à Roubaix, puis descend à Paris où son militantisme prend une autre tournure avec le déclenchement de la lutte armée. Le 8 mai 1955, sous l'impulsion des chefs Tayeb et Belkacem Boudchicha, Zellouf Abdelkader, il assiste à la création de la 1re cellule fln en France. Cela s'est passé lors d'une réunion tenue à Nanterre. Tonto le bagarreur « Il y avait une quarantaine de militants, dont Yaker et Moussa Boudiaf. J'étais chef de section... J'ai été arrêté en flagrant délit de distribution de tracts lors de la première grève déclenchée le 5 juillet 1956. » Après des pérégrinations entre Paris et Roubaix et quelques menus métiers, il retourne en octobre 1958 à Bou Saâda où il entre en contact avec Khatibi à Oued Tarfa aux côtés de El Bahi Chenana. Il active, mais il est arrêté en compagnie de son père à qui on a fait subir les pires humiliations devant son fils. « Cela a accentué ma haine envers l'occupant qui n'a même pas respecté le statut de mon père, qui a combattu pour la France en étant responsable des anciens combattants de Bou Saâda et détenteur de la Croix de guerre. » « A Haouch Lihoudi, où se déroulaient les tortures, le spectacle était affligeant, cauchemardesque. Je ne savais pas qu'on pouvait réduire à ce degré l'être humain. J'en veux énormément à celui qui a détruit ce camp après l'indépendance. On aurait dû le laisser pour l'histoire afin de témoigner des atrocités commises par la France. » A l'indépendance, Mohamed fera équipe avec le colonel Ayata, chef des transmissions de l'aln à Ghardimaou. Dès septembre, il se retrouve à la 1re caserne libérée, celle de Beni Messous, où se réuniront tous les transmetteurs du territoire. Il y restera 5 ans. En 1967, et lors de la Guerre des six jours, il est au Moyen-Orient en qualité de chef de compagnie des transmissions. Il passera 6 mois à Port Toufik (Suez), puis une année à Fayed. « C'était Boumediène qui nous avait ordonné de partir là-bas. Mais avec du recul, on constate que c'était une erreur. C'était David contre Goliath. De plus, on n'avait pas de brigades constituées. C'était des bataillons ramassés. On croyait au nationalisme arabe, à Nasser. C'était une utopie. Quand sur le terrain des opérations j'ai vu le comportement des Egyptiens, j'étais profondément déçu. On s'était engagés corps et âme. On a été trahis. » Un spécialiste des transmissions De retour en Algérie, Mohamed est envoyé à Odessa, en Ukraine, pour parfaire ses études militaires. Sous-lieutenant, il y restera de 1970 à 1972. De retour, il est chef de compagnie de transmissions du Grand-Alger. Mais ce qui va susciter une sorte d'excitation chez lui, c'est lorsque Baghdadi Abdeslam, ancien de l'aln et directeur des transmissions nationales, lui fait appel. Objectif : de concert avec les P et T, mettre fin à l'isolement de l'axe Béchar-Tindouf. « Ce réseau est plus important que les armes de guerre. C'est un projet de développement intégré de la région, tant au plan social, économique, culturel et stratégique. On m'a équipé d'un cantonnement mobile d'engins, d'un détachement du personnel, et après étude géophysique des sols, on a commencé à travailler. Le premier coup de pioche a eu lieu le 13 décembre 1984. 24 mois après, on termine 800 km sous lesquels on a enfoui des fibres de câble. C'est un travail titanesque en plein désert, dans des conditions parfois inhumaines. Mais Abadla, Hamma Guiz, Bouladram, Hassi Lekhbi, Oum Lassel, Hassi Nafa, Tindouf n'étaient plus seulement des points sur une carte. Vous ne pouvez imaginer les bienfaits de cette technologie sur les populations locales, coupées du monde et qui pouvaient enfin jouir de la télévision comme tout le monde. » Les gens gardent, en effet, un excellent souvenir de cet officier toujours en première ligne avec ses 24 000 hommes de troupe prêts à tous les sacrifices. Le 2e projet a eu lieu entre 2002 et 2004 sur un autre tracé avec d'autres moyens et d'autres techniques. Les techniques, le colonel Mohamed les avait bien adoptées, du fait de ses fréquents déplacements aux Etats-Unis dans les années 1980. « Il vaut mieux voir une fois qu'entendre mille fois, comme ça on peut apprécier de visu le matériel qui nous est destiné », explique-t-il avec philosophie. Ce stratège, calme et réfléchi, est fier de son ouvrage, des chantiers qui avaient l'air de n'en plus finir et qui ont abouti. « Le projet stratégique est sans doute à marquer d'une pierre blanche. Ma meilleure satisfaction, c'est de développer mon pays et rendre des milliers de gens heureux grâce aux liaisons filaires et visuelles ; ils maîtrisent mieux leur condition dans un monde à la fois individualisé et globalisé. Il nous a fallu du temps, de la sueur et parfois du sang pour réaliser ce rêve. Construire, c'est difficile, mais c'est une exaltante mission », confie ce militaire atypique qui regrette que l'idéal et le civisme ne sont plus ce qu'ils étaient, mais qui avoue avoir lu à trois reprises Les Damnés de la terre de Frantz Fanon. « J'ai compris ce qu'il voulait dire », observe-t-il. Ceci, peut-être, explique cela... Parcours : Mohamed Boukhalat est de ces hommes qui ne passent pas inaperçus. Atypique et entier, c'est un self-made-man. Né en 1935 à Bou Saâda, il émigre jeune en France à l'âge de 17 ans. Il est surnommé « Tonto », du nom d'un Indien du film Le Dernier des Fédérés réalisé par W. Witney en 1938 (dixit son propre frère). Il milite dans la Fédération de France pour rejoindre l'ANP à l'indépendance. Officier d'active, il fera en 1967 le Moyen-Orient dans l'arme des transmissions pour aller ensuite en formation à Odessa dans une spécialité de la même arme. Capitaine, il sera chargé de la supervision de la réalisation de l'artère de communication appelée : « La volonté ». Elle consistait à relier par câble coaxial Tindouf à Béchar avec des pénétrantes de part et d'autre du parcours. Lancé en décembre 1983, le projet est livré en 24 mois. Sollicité en 2002, en qualité d'officier supérieur, il lance les travaux de raccordement par fibre optique, mais cette fois-ci, c'est le tracé Beni Ounif-Tindouf sur plus de 1000 km. Le projet est livré en un an. Si Mohamed a passé 31 ans de sa vie aux Transmissions militaires direction des projets d'El Harrach. Il termine au grade de colonel une carrière pleine et exaltante.