Université Denis Diderot à Paris. Zoghman Mebkhout a toute l'apparence d'un universitaire : cheveux blancs, grosses lunettes et dos courbé par des années de bureau. Son espace de travail est jonché de feuilles gribouillées. Des formules dans tous les sens. Son regard se perd quand il parle. Il y a plus de 50 ans qu'il a quitté l'Algérie. Physiquement du moins. Il a grandi à Méchria. Un petit village à l'ouest du pays. A cette époque, l'Algérie est un département français. Les Français, ce sont à la fois ses camarades de classe et les soldats qui prennent des bains de soleil dans la rue. Il n'ignore pas la réalité de la guerre. Il n'a en fait jamais connu autre chose. «Il n'y a pas d'animosité entre les gens. On écoute les mêmes musiques, on mange les mêmes plats. On vit la même vie.» La même vie. Enfin presque. Il y a simplement cette ségrégation permanente. Les trains qu'on ne peut pas prendre, les plages auxquelles on ne peut pas accéder, les magasins où l'on ne peut pas entrer. Le 5 juillet 1962, il défile dans la rue avec tous ses copains, ses frères et ses sœurs. C'est l'Indépendance. «On était fous de joie. Je n'avais jamais vu les gens aussi heureux. Un sentiment d'invincibilité nous a tous habités ce jour-là. Nous étions libres. Et maîtres de notre avenir désormais.» Malgré la canicule et ses maigres jambes, il court, saute et danse sans interruption jusqu'au soir. Une nouvelle page de l'histoire est à écrire, mais il n'y a plus d'encre. 130 ans de dépendance, cela laisse des traces. Et force est de constater ce vide généré par le «départ soudain des Français». Il n'y a pas d'épaules assez solides pour tenir les rênes de ce pays. L'Algérie manque cruellement de cadres, d'ingénieurs, de techniciens. L'analphabétisme est élevé. Le chantier immense. Un Aller loin d'être simple Zoghman Mebkhout représente une chance pour «son» pays. Ses professeurs en sont persuadés. A l'âge où l'on joue aux billes, lui s'amuse avec les chiffres. Il se sait doué mais ne comprend pas encore la dimension politique de ce qu'il représente. Au lycée, il s'inscrit au concours général de mathématiques puis de physique. Son avenir est scientifique, aucun doute là-dessus. Il fait forte impression, obtient régulièrement des félicitations. Des lettres de recommandations de ses professeurs pour aller étudier en France. Le pays est alors indépendant depuis à peine trois ans. «Moi je voulais rester et participer. Tout était à reconstruire et puis pourquoi partir ?» Sa voix jusqu'alors posée, prend un élan nerveux. Il explique que son prof de maths tout comme son frère aîné, déjà installé à Marseille, voyaient les choses en grand. «Ils avaient sans doute raison à l'époque, mais moi je ne comprenais pas. Je me suis inscrit en prépa à Alger. Je voulais participer activement à la reconstruction de mon pays. Je ne me voyais nulle part ailleurs.» Il a 17 ans lorsqu'il prend le bateau pour la première fois. Un voyage qui va bouleverser sa vie, puisqu'il ne remettra plus les pieds sur sa terre natale pendant 14 ans. Depuis, son rapport à l'Algérie est un chaud-froid constant. Il oscille entre un besoin de distance et un désir d'implication dans la vie de son pays. En France, il se sent libéré d'un poids : celui de la guerre. En mai 68, il n'y a plus de Français ou d'Algériens. Il y a des hommes et des femmes qui militent activement pour le progrès. «Une période formidable.» On est solidaires de tous les opprimés. Au Vietnam, au Chili, en Indochine, partout. Il voit l'Algérie se transformer en dictature. Les résistants d'hier sont aujourd'hui les membres d'un parti unique. Une déception, un échec. Il devient hors de question de faire son service militaire même si cela doit lui coûter de ne voir ses parents qu'une seule fois en 14 ans. En 1981, juste après le décès du président Boumediène, il reçoit chez sa famille une lettre qui l'exempte du service militaire. Il peut enfin «rentrer». Les Mathématiques, l'Algérie et lui Sur le plan mathématique, c'est l'exaltation. Il entre au Centre national de recherche scientifique (CNRS). Il est le premier mathématicien algérien à se faire une réputation internationale. Zoghman Mebkhout démontre «la correspondance de Riemann-Hilbert», un problème de géométrie algébrique sur lequel planchaient des mathématiciens du monde entier. S'ensuivent des rencontres passionnantes. Notamment celle de son maître à penser, Alexandre Grothendieck, considéré comme un des plus grands mathématiciens du XXe siècle. En France, il n'est pas du tout soutenu par son milieu. Un chercheur japonais répondant au nom de M. Kashiwara démontre la même théorie au même moment. Dans le microcosme parisien, le consensus est unanime pour minimiser la portée du rôle de Zoghman Mebkhout dans cette nouvelle théorie. Au lieu de se réjouir, nombre de ses collègues lui tournent le dos. «En première année de prépa, mes camarades me surnommaient “l'Afré“ parce que j'arrivais du continent.» 20 ans plus tard, ce sentiment est le même. L'histoire continue de rôder comme un fantôme sur sa vie. Dans ses mémoires intitulées Récoltes et Semailles, le médaillé Field Grothendieck le soutiendra dans un premier temps : «La “version Mebkhout“ dont j'ai voulu me faire l'interprète me semble consister pour l'essentiel en les deux thèses que voici : 1. Entre 1972 et 1979, Mebkhout aurait été seul, dans l'indifférence générale et en s'inspirant de mon œuvre, à développer la “philosophie des D-Modules'', en tant que nouvelle théorie des “coefficients cohomologiques'' en mon sens. 2. Il y aurait eu un consensus unanime, tant en France qu'au niveau international, pour escamoter son nom et son rôle dans cette théorie nouvelle, une fois que sa portée a commencé à être reconnue.»* L'emploi du conditionnel dénote déjà d'une certaine fragilité. La pression est trop forte. Il reviendra sur ses propos quelques années plus tard. Un seul et unique soutien dont Zoghman Mebkhout devra se passer. Les années 80 sont l'occasion d'un nouvel élan d'espoir. Son premier voyage au pays depuis de nombreuses années. Revoir sa famille, se sentir chez soi malgré tout. Faire d'agréables constats. «Je lisais les journaux algériens avec une certaine fierté. Ils illustraient une liberté d'expression réelle et entière. Une écriture parfois brute et sans compromis.» Peut-être était-il enfin temps de rentrer, de mettre fin à ce travail dans l'ombre. Peut-être allait-il enfin pouvoir partager le fruit de ses recherches avec ses collègues et compatriotes. Il prend ses premières dispositions pour créer un pont entre les deux pays. Ses tentatives de mettre un programme en place dans les universités algériennes se voient toutes avortées par l'évolution politique désastreuse du pays. L'Algérie est alors sur le point de vivre la période la plus noire de son existence. L'obscurantisme, l'intégrisme, l'extrême violence avec laquelle on lutte contre toute forme d'activité intellectuelle mettent fin à toute potentielle évolution. Les années 90 sont marquées par le sceau du sang. Le scientifique expatrié prend progressivement conscience qu'il ne rentrera plus. Le terrorisme ne fut pas le seul fléau du pays. Les crises politiques se succèdent. Et les blocages institutionnels dans lesquels sombre le pays sont un désastre. «Autant pour nous que pour les générations futures.» Tristesse. Le mathématicien algérien «aurait aimé voir le pays se relever de (son) vivant», mais n'y croit plus. Comment monter des projets dans ce contexte ? La lutte contre la corruption est primordiale. «Le milieu scientifique ne fait hélas pas exception.» Le président Boudiaf, qui en avait fait sa mission première, fut assassiné en 1992. Un sacré coup de poignard à l'espoir naissant. Comment voir l'avenir après ça ? «Quand Bouteflika est arrivé à la fin des années 1990, j'y ai un peu cru à nouveau. Comme tout le monde, j'imagine.» Quatre mandats plus tard, la désillusion s'est invitée. Aujourd'hui ? Il espère au plus profond de lui que la deuxième génération d'Algériens-Français fera la paix avec cette histoire. Mais le fantôme continue de rôder… Les tabous et les non-dits sont encore trop nombreux 54 ans après avoir hissé le drapeau vert, rouge et blanc sur l'ancien «département». L'exclusion porte de nombreux visages. Les problématiques sociales, sociétales ou religieuses viennent monopoliser l'espace de débat. «N'est-il pas nécessaire de faire la paix avec son histoire avant de parler de politique d'intégration ?» L'anxiété est encore trop présente de part et d'autre de la Méditerranée. L'enlisement est quotidien. Le professeur immigré continue tranquillement ses recherches mathématiques dans son petit bureau du dernier étage de l'université Denis Diderot à Paris. Bien sûr, la reconnaissance s'est pointée de temps à autre. Par bribes. Comme une petite fille timide. En 2002, son travail est médaillé par l'Académie française des sciences. En 2008, l'université de Séville lui organise une journée de colloques (symposium) pour l'anniversaire de ses 60 ans. Une réussite qui conserve un goût amer s'il ne peut pas la partager… Sa famille est restée au pays. Son cœur aussi. Des étudiants ou collègues algériens l'appellent parfois. Mais aucune initiative n'a abouti à quelque chose de satisfaisant sur le plan de l'enseignement scientifique. La politique du système vient tuer tout embryon dans l'œuf. Zoghman Mebkhout ironise : «Pendant l'empire islamique, les Arabes étaient à l'apogée en termes de mathématiques, ils ont tout inventé. A commencer par les chiffres… (soupir) c'était au VIIe siècle.» Son visage se crispe et son regard s'assombrit. Il a fait des équations sa spécialité, mais il en reste manifestement une qu'il ne résoudra peut-être jamais.