Ce chef-d'œuvre, exposé au Chrysler Museum of Art, Norfolk, Virginia, n'avait pas été vu en France depuis plus d'un siècle. Et des photos originales du XIXe siècle. Au total 2500, dont 30 tableaux, une centaine de cartes postales, 80 photos, des livres. Un travail de trois ans qui reconstitue le trajet des artistes qui ont séjourné à Biskra. Biskra a joué un rôle de «révélateur» dans le milieu artistique de la fin du XIXe siècle. Peintres, photographes, écrivains, musiciens et cinéastes la découvrent, la reproduisent dans leurs œuvres parmi lesquels Eugène Fromentin, Gustave Guillaumet, Henri Matisse, Oscar Kokoschka, Henry Valensi et d'autres encore. Biskra est une destination incontournable tout au long du XXe siècle jusqu'à la guerre d'indépendance et les «années de plomb» qui ont occulté son aura. Ces dernières années, Biskra renaît à la création et à la créativité avec des intellectuels et artistes algériens et redécouvre son patrimoine effacé des mémoires. C'est également l'ambition d'une association créée en août dernier dénommée Mosaïque, pour les arts, la culture et la préservation du patrimoine de Biskra que préside Mohamed Slimani. C'est aussi la volonté de Me Salim Becha, notaire à Alger, qui possède une riche collection d'objets divers qu'il destine au futur musée de sa ville natale, dont le projet est en cours de réalisation. Le parcours de l'exposition entremêle sciemment la photographie, dans toute la richesse de ses supports – daguerréotypes, vues stéréoscopiques, tirages peints à la main, autochromes, vues aériennes, instantanés – et la peinture dans un parcours thématique : «Une station d'hivernage et thermale» , «Du Vieux Biskra à la métropole, architecture et urbanisme» ; «Peindre Biskra», «Une rencontre de cultures, la photographie» et «Des artistes d'avant-garde à Biskra, une révélation ». Deux kiosques respectivement consacrés à la musique et au cinéma prolongent cette visite-redécouverte de la Biskra d'hier à aujourd'hui, puisque l'exposition veut aussi mettre en lumière la continuité d'une veine artistique en incluant des peintres biskris contemporains. De Sydney à Biskra en suivant Matisse Qu'est-ce qui peut lier un universitaire australien à Biskra ? Pour satisfaire notre curiosité, nous avons posé la question à l'intéressé, Roger Benjamin, professeur d'histoire de l'art à l'université de Sydney, commissaire de l'exposition inaugurée, jeudi dernier, à l'IMA. Roger Benjamin est spécialiste du peintre Matisse, sujet de sa thèse de doctorat. «Je suis tombé sur un tableau réalisé par le peintre, après un passage à Biskra. Je me suis alors interrogé sur Biskra dont Matisse évoque le souvenir dans une lettre à Georges Rouault, en août 1906. J'ai alors commencé à faire des recherches et, il y a trois ans, j'ai proposé à Eric Delpont, directeur du musée de l'IMA, l'organisation d'une exposition consacrée à Biskra, ville et oasis.» Henri Matisse (1869-1954), peintre, dessinateur, graveur et sculpteur français écrit dans une lettre à Georges Rouault, 30 août 1906 : «Dans l'oasis de Biskra, surprenante de fraîcheur au milieu du désert, l'eau court dans une rigole, qui serpente dans les palmiers […] Au bord d'un ruisseau, dans un coin ombreux, un jeune Arabe enveloppé de lainages blancs était étendu, et une jeune femme lui épongeait le front. Je pense que l'Arabe pouvait avoir un accès de fièvre. En tout cas, c'est cette image, transformée par mon imagination, qui m'a donné l'idée du tableau», «Souvenir de Biskra». Roger Benjamin se rend à Biskra où Mohamed Slimani, président de l'association Mosaïque arts et culture pour la préservation du patrimoine de Biskra, lui a servi de guide et donné conseils et informations utiles. «J'ai pris contact avec l'ambassadeur d'Algérie en Australie qui m'a mis en relation avec le ministère de la Culture. J'ai eu un rendez-vous avec le ministre, lui-même, Azzedine Mihoubi, qui s'est engagé au financement par son département du catalogue de l'exposition, qui sortira dans quelques semaines sous forme de livre. Le directeur du MaMa s'est également investi dans la réalisation de cette exposition.» A signaler que les recherches du commissaire de l'exposition et les acquisitions de documents ont été financées par la bourse « Discovery Outstanding Researcher Award » (DORA), attribuée par l'Australian Research Council (ARC). Par ailleurs, neuf tableaux de l'exposition ont été achetés à la salle des ventes de Drout par Me Becha qui iront ensuite au futur musée de Biskra. Le chemin de fer arrive et avec lui touristes, curistes et artistes Le chemin de fer qui relie Alger à Biskra, en passant par Constantine et Batna depuis 1888, a fait venir des artistes et des touristes, souligne Roger Benjamin. «Les principaux bâtiments, comme l'hôpital Lavigerie, l'hôtel le Casino, ont été, depuis, construits. Les thermes, connus depuis l'époque romaine et le climat clément de Biskra attirent de nombreux Français et étrangers.» A côté du Vieux Biskra, une ville nouvelle se construit autour d'établissements hôteliers de prestige. La présence à quelques kilomètres de sources chaudes, connues depuis l'Antiquité, et son climat sec vont transformer Biskra en station d'hivernage et la recommander pour le soin de différentes affections, notamment pulmonaires, d'abord pour les militaires et leur famille, puis pour des touristes fortunés. Le docteur Dicquemare, médecin et maire de Biskra, écrivait alors : «Les premiers travaux datent de 1857. On creusa un bassin rectangulaire qu'on couvrit d'un toit, et le tout fut entouré d'un bâtiment où l'on installa des chambres pour les officiers, les soldats et les indigènes.» Restituer le regard des peintres, loin des clichés orientalistes L'exposition a échappé aux clichés orientalistes. Ses promoteurs signalent que le propos de l'exposition n'est pas de faire l'histoire de Biskra, mais de restituer le regard des peintres. «L'idée de l'exposition est précisément née de l'expérience vécue à Biskra par des artistes de l'avant-garde européenne autour de 1900, qu'ils soient peintres (Henri Matisse), photographes (Henri Evenepoël), écrivains (André Gide) ou encore musiciens (Béla Bartók). Le dialogue de ces disciplines dans l'évocation ou la représentation de Biskra et son oasis fait l'effet d'un miroir, tendu tout autant vers l'autre que vers soi. Ce dialogue témoigne également en creux de la difficulté d'une rencontre de cultures, oblitérée par un rapport de force et une hostilité réciproques générés par la conquête sanglante de l'Algérie au terme des années 1830. Pourtant, cette tension n'empêche pas les artistes d'être intrigués d'abord, puis séduits, par les êtres comme par l'environnement.» Et comme le note Jack Lang, président de l'IMA dans la présentation de l'exposition : «Biskra, station thermale et d'hivernage, aimante son lot de visiteurs-curistes à la recherche d'un exotisme facile, tel que l'orientalisme l'a codifié dès le milieu du XIXe siècle. Ils se font aisément ‘‘voyeurs'', aidés en cela par le développement de la photographie puis de la carte postale, qui véhiculent en images des souvenirs standardisés…. Parmi ces visiteurs, pourtant, des artistes adoptent une autre démarche, qu'Eugène Fromentin (1820-1876, peintre et écrivain, il visite l'Algérie en 1846 et y remplit de nombreux carnets de croquis de paysages et de locaux. Il effectuera trois voyages en Algérie, ndrl), un des tout premiers, synthétise ainsi dans un Eté dans le Sahara : ‘Que suis-je venu chercher […] ? Qu'espérais-je y trouver ? Est-ce l'Arabe ? Est-ce l'homme ?' On serait tenté d'ajouter : est-ce moi ? D'ailleurs, Henri Matisse l'exprime ainsi dans une lettre à Georges Rouault à son retour de Biskra : ‘J'ai appris à me connaître un peu plus'. Chacun, qu'il soit écrivain, peintre, photographe, musicien… l'écrit dans son journal, sa correspondance ou en fait la matière de ses romans. Chacun, contempteur de la mentalité coloniale, s'interroge également sur le regard qu'il porte et la vision qu'il donne des Algériens et de leur civilisation. Là encore, les mots de Fromentin ne sauraient être plus justes : il faut regarder ce peuple à la distance où il lui convient de se montrer (…).» Eric Delmont, directeur de musée à l'IMA, nous indique que «les peintres ne se sont pas intéressés à la société coloniale, ce qui les intéressait c'était de retrouver l'authentique, l'origine du monde, comme Delacroix l'a fait dix ans avant». «L'ordre colonial n'intéressait pas les artistes, ils ont critiqué le comportement des touristes.» Ainsi Théophile Gautier (1811–1872), qui écrit des nouvelles et des critiques d'art à la demande de Balzac, pour le journal La chronique de Paris, voyage en Algérie en 1845 et écrit : «Aujourd'hui, la nature a remplacé le paysage historique, et les peintres se sont aperçus qu'il y avait d'autres hommes que les modèles d'académie ; le Sahara voit maintenant se déployer autant de parasols de paysagistes qu'autrefois la forêt de Fontainebleau.» Et Eric Delmont d'ajouter à notre intention : «C'est une exposition d'art et non d'ethnographie ou d'histoire.» Et «il serait intéressant de comparer les photographies avec les tableaux des peintres.» Et aussi «l'exposition restitue l'urbanisme de l'époque. L'urbanisme est une donnée importante de la transformation de la ville, des architectes se sont inspirés de l'architecture locale. Pour moi, les plus beaux voyages sont les voyages mentaux, et ce type d'exposition est le voyage absolu». L'exposition devrait être déplacée au MaMa d'Alger. A signaler que le président de l'IMA, Jack Lang, qui doit se rendre très prochainement à Alger, a annoncé jeudi soir, à la faveur du vernissage de l'exposition, que d'autres initiatives autour de l'Algérie sont programmées à l'IMA et qu'un important événement autour de l'Algérie moderne et contemporaine devrait se tenir en 2018.
Biskra, Sortilèges d'une oasis 23 septembre 2016 au 22 janvier 2017 Salle d'exposition temporaire niveau 1 Partenaires médias : Connaissance des arts, Le Point Afrique, France 24, RFI, RMc Doualia, El Watan, Salama