Qu'est-ce qui a amené Tocqueville à écrire sur l'Algérie ? Descendant d'une famille noble qui a perdu ses privilèges après la Révolution française, Tocqueville voulait reconquérir le titre de «noblesse de plume» à travers ses écrits. Pour moi, il y a trois Tocqueville. Il y a d'abord le Tocqueville américain. Après des études de droits à Paris, il s'est adonné corps et âme à l'étude de la société américaine. Il décrira avec précision la démocratie comme «état de société». Ce système tient, selon lui, sur l'aspect économique, social mais aussi religieux (christianisme). Il en sortira, De la démocratie en Amérique, un ouvrage en deux tomes qui reçoit un très bel accueil en France. De retour au pays, il démissionne de son poste de juge et aspire à des responsabilités politiques. Il souhaite contribuer à stabiliser la société française, qui subissant encore les répliques de la Révolution, en lui permettant de passer enfin de l'Ancien régime à la démocratie. Il se lance dans la bataille à la députation et présente un projet (deux lettres concernant l'Algérie) à l'Assemblée nationale. Elu à l'Académie française à l'âge de 32 ans, sa position d'intellectuel «organique» était déjà assurée. Restait son avenir politique qu'il hypothéquait à l'adoption de ses écrits sur la colonisation. Il a été désigné plusieurs fois rapporteur pour des sujets touchant à l'Algérie et a écrit quatre textes à cette occasion : Voyage en Algérie, Lettre sur l'Algérie, Travail sur l'Algérie et le Rapport sur l'Algérie présenté sous forme de fragments (Ed. Todorov). Ces textes ont-ils été publiés auparavant ? Ils ont paru dans des revues ou journaux régionaux. Tocqueville les a retravaillés, puis ils ont été réunis par André Jardin dans les œuvres complètes (Pléiade). Tzvetan Todorov va également publier ces textes avec une intéressante et très pertinente introduction qui m'a beaucoup inspiré. En appelant à la colonisation de l'Algérie, Tocqueville se distinguait-il des intellectuels de l'époque en France ? C'était sûrement la pensée dominante. La colonisation ne faisait que prolonger et concrétiser le colonialisme économique déjà défendu par Rousseau, Diderot, Voltaire, Montesquieu… Ces pères de la philosophie des Lumières ont préparé le terrain. Tocqueville prône un colonialisme «à visage humain» qui, en plus d'accaparer des terres et des richesses, se charge du «devoir de civiliser les sauvages». La conquête devrait se cristalliser, selon lui, par la diffusion des «Lumières» qui ne sont pas censées éclairer mais aveugler les indigènes. Comment envisager son aveuglement devant la violence coloniale malgré les idéaux des droits de l'homme prônés par les Lumières ? Pour reprendre la distinction de Max Weber, Tocqueville le savant défendait les droits de l'homme garantis par la démocratie, c'est l'éthique de conviction. Mais Tocqueville le politique défendait la colonisation, c'est l'éthique de responsabilité. Il s'appuie sur la religion chrétienne. Le christianisme, comme toutes les autres religions, n'abolit pas l'esclavage. Il se contente, à la limite, de défendre les droits des esclaves devant Dieu. La Révolution, quant à elle, défend l'esclave devant la loi. Tocqueville estimait que l'esclavage, tout comme la colonisation, peut être nécessaire pour faire marcher la machine économique. Il estimait que l'affranchissement des esclaves gripperait l'économie et ruinerait les colons, voire la société française. Faisant écho à Aristote, il considérait l'esclave comme une machine. Sa position vis-à-vis de la démocratie a aussi évolué. Il pensait que ce régime n'était pas idéal. Pour lui, la démocratie produit «une foule innombrable d'hommes atomisés semblables et égaux qui tournent sans cesse sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, chacun n'existe qu'en lui-même et pour lui seul». C'est le cauchemar de Tocqueville. On remarque, toutefois, les prises de position de Tocqueville contre les agissements des militaires et un appel au rapprochement des deux peuples. Peut-on le rapprocher des Saint-simoniens ? Les Saint-simoniens, à l'image du père Enfantin, étaient effectivement bien présents en Algérie. Tocqueville était certes contre la main forte des militaires. S'il ne leur donne pas raison, il finit toutefois par dire qu'ils n'ont pas tort, entendu que les indigènes ne s'inclinent que devant la force. Sa position est plus qu'ambivalente. Il lui arrive de présenter les Algériens comme des gens de culture et de fine poésie (assurant par exemple que le cultivateur indigène est plus intelligent que le cultivateur alsacien) et, d'autres fois, comme des sauvages. Son ambivalence relève presque de la pathologie. On est loin du rationalisme nourri et véhiculé par les découvertes scientifico-techniques. On apprend également qu'il s'informait de près sur la culture et la religion de l'Algérie… Il était surtout porté sur l'étude comparée des religions. En comparant le christianisme à l'islam, il en déduit que la démocratie ne pourra pas s'instaurer dans les pays musulmans, en Algérie s'entend. Cette religion serait incompatible avec la démocratie. S'il a étudié la religion et la culture locale, ce n'est pas pour les promouvoir mais pour forger de nouveaux arguments pour la colonisation française qui se voulait héritière légitime de la civilisation romaine avec l'ambition de fermer la «parenthèse de la civilisation musulmane». D'ailleurs, l'implantation française s'est faite à proximité des anciennes colonies romaines, attestées par les ruines encore visibles. Ces propos sur l'islam ne sont pas sans rappeler le discours xénophobe actuel en Europe et ailleurs. Que nous dit le texte de Tocqueville aujourd'hui ? Mon modeste travail ne se situe pas dans le débat sur la compatibilité ou non de l'islam avec la démocratie. Je le situe dans le contexte de ce qui se dit sur les prétendus aspects positifs de la colonisation. Il n'y a rien de positif dans cette agression qui a dénaturé, déstructuré et même démoli la société algérienne. Cette société, selon les mots de Tocqueville lui-même, est devenue beaucoup plus malheureuse qu'elle ne l'était avant son contact avec l'invasion française. Maintenant, le salut de notre société ne dépend pas de cette repentance de la France tant sollicitée par certains. Celle-ci peut éventuellement faire du bien à la société française, en lui assurant une catharsis. Notre problème à nous est de comprendre notre histoire : mieux situer notre présent dans ses relations dialectiques avec le passé pour nous projeter dans l'avenir. Vous évoquez le mot d'ordre de Mohand Cherif Sahli «Décoloniser l'histoire». Que signifie pour vous cet impératif ? Paul Valéry disait qu'une société qui ne connaît pas son histoire est condamnée à refaire les mêmes erreurs. Une grande partie de notre histoire a été écrite par les autres. Il nous appartient aujourd'hui de la réécrire de façon à la resituer par rapport à ce qui se passe dans le monde. On ne peut décoloniser l'histoire sans libérer nos esprits. Je pense que le programme porté dans l'ouvrage de Sahli est loin d'être réalisé. On aurait pu en faire école pour se libérer de notre passé. Non pas le nier mais le revoir de façon éclairée et courageuse. Quel sens prend aujourd'hui la traduction de Tocqueville vers l'arabe ? J'ai choisi Tocqueville en ce qu'il est, selon Raymond Aron, «le plus grand théoricien de la démocratie moderne». En suivant ses écrits, j'ai compris que la démocratie qu'il décrit n'est pas universelle mais spécifique à l'Europe et à l'Occident. Elle exclut une bonne partie de l'humanité, dont les Algériens. N'a-t-on pas entendu un certain président de la République française déclarer solennellement que l'homme africain n'est pas encore entré dans l'histoire ? De plus, je voulais comprendre ce personnage (Tocqueville) qui se voulait à la fois aristocrate, libéral, démocrate et esclavagiste. Comment un penseur de sa trempe peut-il être à l'aise dans ces contradictions ? C'est un paradoxe inquiétant. Finalement, en le relisant, on constate que Tocqueville ne faisait que défendre les intérêts de son pays au détriment de tous les principes, aussi universels soient-ils.