Les auteurs algériens n'ont pas été en reste avec un roman signé Salim Bachi (Le dernier été d'un jeune homme) et le fameux Meursault contre-enquête qui a propulsé la carrière d'écrivain de Kamel Daoud. La même année, Salah Guemriche dévoilait son essai-fiction, Aujourd'hui Meursault est mort, rendez-vous avec Albert Camus. Sans être un pamphlet, ce texte tissé de faits réels et imaginaires avec de nombreuses citations de Camus est sans concession devant les tergiversations de l'auteur de L'homme révolté durant la colonisation. Il propose également une lecture de L'Etranger à la lumière du contexte historique. Ne trouvant pas d'éditeur en France, l'ouvrage sera publié dans un premier temps en version numérique. Il est désormais disponible en version papier publié par l'éditeur algérien Frantz Fanon. Pourquoi écrire encore aujourd'hui et publier des livres sur un petit roman sorti en 1942 dont l'auteur est mort depuis 57 ans ? Précisément parce qu'un roman a plusieurs vies et que L'Etranger lu par l'Académie du prix Nobel n'est pas L'Etranger lu par Edward Saïd ou encore par Michel Onfray… Ainsi, si Salah Guemriche donne la parole au fils de l'Arabe dans son essai-fiction, c'est pour dire tout autre chose que ce que dit Kamel Daoud dans Meursault contre-enquête. Le problème que pose Guemriche, à travers son personnage de Tal Mudarab, fils de l'Arabe, est le suivant : le meurtre de l'Arabe est-il simplement imputable à l'absurdité de l'existence ? Si Daoud prolonge la perspective de la philosophie de l'absurde pour revisiter l'histoire et l'actualité de l'Algérie, Guemriche choisit d'évacuer le postulat de l'absurdité pour lire Camus à la lumière de son vécu. Dans ce long dialogue implicite, le fantasque et pertinent descendant de l'Arabe œuvre à démontrer à «Albert de Belcourt» que le soleil ne tue pas toutes les questions. L'absurde n'évacue pas pour lui le sens historique de ce meurtre. L'Arabe de Guemriche a quitté Constantine en mai 1945. Ce mois où beaucoup d'autres Arabes se faisaient tuer dans l'impunité totale. Loin d'être le bras armé du hasard, Meursault a «du sens sur les mains», martèle le personnage de Guemriche. Il aborde ce crime fictionnel comme une expression de la déshumanisation rationnelle théorisée par Frantz Fanon. Dans la suite d'Edward Saïd (célèbre critique palestinien qui a déconstruit la pensée coloniale dans L'Orientalisme), Guemriche aborde la fiction comme une œuvre de l'esprit qui nous renseigne sur les représentations de l'auteur. A travers l'auteur, c'est aussi et surtout les lecteurs qu'il interpelle : comment aurait-on lu L'Etranger si Meursault avait tué un Juif au lieu d'un Arabe ? La question a de quoi déranger. Et ce n'est pas un hasard si Mudarab, qui signifie «initié» en arabe, est l'anagramme de Bardamu, personnage principal du Voyage au bout de la nuit de Louis Ferdinand Céline. Le fils de l'Arabe est malicieusement désigné par le diminutif de «Tal Mud». S'agit-il pour autant de confondre Meursault et Camus, de faire le procès de l'écrivain après celui du personnage ? L'ouvrage marche sur le fil de cette confusion. «Sans vous, je n'existerais pas», avoue tout de même Tal Mudarab. Ainsi l'essai donne aussi toute sa part à la fiction. Si la philosophie et les prises de position de Camus sont critiquées, son talent d'écrivain est largement salué. Aujourd'hui Meursault est mort est en ce sens un hommage à l'œuvre de Camus. On y voit les personnages se mouvoir et leurs propos repris. La technique du dialogue implicite (utilisé par Camus dans La Chute) est aussi adoptée par l'auteur. En même temps qu'un hommage, c'est aussi une astuce pour déjouer une difficulté : «On m'a interdit de vous appeler par votre nom, voire : je n'ai pas le droit de rapporter vos propos en direct». Dans le chœur des lecteurs de Camus, Guemriche a le mérite de placer une voix algérienne singulière. Une lecture à partir d'un Alger sublimé par mille et une anecdotes que les lecteurs d'Alger la blanche (biographie de la ville signée par Guemriche et parue chez Perrin et Barzakh en 2012) retrouveront avec plaisir. Natif de Guelma en 1946 et vivant en France depuis 1976, Salah Guemriche s'efforce de faire entendre un autre son de cloche concernant les rapports entre le nord et le sud de la Méditerranée. On retrouve le dialogue sans concession ni ressentiment qu'il mène avec Camus dans ses ouvrage précédents, à l'image d'Un amour de djihad ; Abderrahmane contre Charles Martel ; Le Christ s'est arrêté à Tizi-Ouzou, ou encore dans son excellent Dictionnaire des mots français d'origine arabe paru en 2007 avec une préface d'Assia Djebar qui continue encore à inspirer beaucoup d'auteurs.