C'est la première fois qu'elle parle de l'homme qu'était son père. Pour Rihab, et sa mère Raja, Abdelkader Alloula est toujours vivant. A l'occasion du 16e anniversaire de sa disparition, lundi 15, nous leur avons demandé de parler autrement d'un des plus grands dramaturges algériens. Regards croisés. Si je te demande de nous parler aujourd'hui de ton père, seize ans après sa mort tragique, qu'est-ce que tu nous dirais, toi la comédienne qui t'es inspirée de son dernier texte écrit quelque temps avant sa disparition ? Rihab. Seize ans après, il demeure… vivant. Je garde en tête une phrase que m'a dite ma sœur Sonia au téléphone : « Ennedjma mnine etmoute tzid techâal ». L'émotion de cette phrase en arabe, devenue berceuse avec le temps, reste pour moi intraduisible. Aujourd'hui encore, dire « Allah yarhmou » m'est étranger. Si j'avais fait le deuil de mon père, il me serait impossible de travailler sur ses textes. Cela aurait été trop dur. A travers ses œuvres, je découvre le père, l'homme, le chercheur, l'artiste qu'il était. Et'teffeh nous rappelle justement à quel point les choses qu'on désire tant sont parfois inaccessibles et à quel point leur chemin est périlleux. Le théâtre est une école de la vie où l'on ne cesse jamais d'apprendre, et lui m'a appris à toujours apprendre. A la maison, Alloula Abdelkader était-il avec vous mari d'abord et artiste ensuite, ou l'inverse ? Raja. Je pourrais dire qu'il était le mari, le créateur, l'artiste en même temps. Même quand il était silencieux, j'avais toujours l'impression qu'il me parlait en tant qu'épouse et compagne de ses désirs artistiques. Je ne me posais jamais de questions même si je savais tout de ce qu'il faisait, des luttes auxquelles il participait, il était solidaire des grèves des dockers et des communaux qu'il soutenait, des questions artistiques ardues auxquelles il était confronté et qu'il devait résoudre pour avancer dans sa création, produire du sens dans la vie, dans sa vie de citoyen artiste. Rihab, tu avais moins de 10 ans à la mort de ton père. Aujourd'hui, en collaboration avec la troupe Istijmam, tu travailles sur le répertoire de l'homme qui t'a donné la vie. Est-ce que tu fais ça pour entretenir une mémoire, compléter une œuvre ou tout simplement t'installer toi aussi dans le métier cher à l'auteur incomparable de El-Ajouad ? Rihab. Je fais ça pour les trois à la fois, sans distinction. Donner vie aux textes de l'homme qui m'a donné la vie, c'est l'unique hommage que je puisse lui rendre en tant que comédienne. La troupe Istijmam me donne une fois de plus l'occasion de le faire. J'ai la chance d'être entourée de mes collègues artistes qui ont, comme moi, cette soif d'Alloula, une soif qui, heureusement, est loin d'être étanchée. L'amour que j'ai pour mon père se croise perpétuellement avec l'amour que j'ai pour le théâtre ; de son vivant, j'étais spectatrice… Aujourd'hui, je suis actrice. De quoi vous entretenait Abdelkader Alloula lorsque, exceptionnellement, il avait du temps pour sa famille, vous, votre fille, sa mère, ses sœurs et sa grande « tribu » constituée d'artistes et d'hommes du petit peuple des faubourgs ? Raja. Il m'entretenait de tout et peut-être de rien… Il était toujours là, à la fois pour moi et pour les autres, et ça me convenait. Nous ne vivions pas seuls ; nous étions toujours accompagnés par les joies, les peines, les souffrances, les luttes et les victoires de ceux qui, impliqués dans notre vie, font et défont la vie de tous les jours. Ce statut de partage à tout point de vue m'arrangeait. C'est dans cet amour généreux, parce que partagé, que je puise aujourd'hui l'énergie et la force de travailler sa mémoire, l'entretenir. En fait, c'est comme s'il m'habitait, comme s'il m'habite jusqu'à aujourd'hui. J'ai eu le plaisir de te voir évoluer avec aisance dans la pièce Homk Salim adaptée, mise en scène et jouée par ton père bien avant ta naissance. J'ai trouvé que le rôle de Salim (rôle masculin) t'allait très bien, qu'il était bien rendu esthétiquement. Voulais-tu égaler ton père, jouer mieux que lui ou tout simplement lui dire papa, je joue pour ne pas t'oublier ? Rihab. Cette question m'émeut beaucoup. Homk Salim, mise en scène par Jamil Benhamamouch, le neveu d'Alloula, est une grande halte dans ma modeste expérience, un repère. Il était question dans ce projet et il est encore question de se dépasser, de briser les barrières des sexes et de laisser place à la création et au jeu parce que justement Salim est universel. Je reste admirative devant l'interprétation de Salim par mon père. Je n'ai jamais cherché à l'égaler. Il a fait sa propre recherche de dramaturge et d'acteur, et c'est ce que nous essayons de faire avec la troupe. Alloula avait de l'estime pour les gens qui travaillent, qui sont sur une dynamique de recherche, qui font ce qu'ils aiment avec le plus grand soin. Vous avez toujours vécu sous le toit de votre belle-mère, c'est-à-dire chez Bida, la mère de votre mari Abdelkader Alloula. Dites-nous comment vous arriviez à concilier cette vie, disons traditionnelle, avec un mari qui, comme tout le monde le sait, avait une idée très noble et surtout progressiste du rôle de la femme en société ? Raja. Bida, du diminutif mignon de Zoubida, était une belle-mère exceptionnelle. Elle ne m'a jamais rien imposé. C'est elle qui cuisinait, qui faisait les gâteaux ; toujours heureuse de faire plaisir à son fils et aux invités fort nombreux d'Abdelkader. Quand j'ai voulu prendre un congé sans solde après la naissance de Rihab, pour élever ma fille, elle m'a dit : « Je ne veux pas que tu restes à la maison. C'est moi qui élèverai ma fille. Tu sais que Rihab est « kebda melwiya âalla kebda ». Après mon congé de maternité, j'ai repris mon travail. Et Rihab a grandi dans l'amour et l'affection de sa Myma. Je pourrais dire qu'avec Bida, j'ai vécu comme une princesse. Je l'en remercie infiniment. Allah Yarhamha. Elle me manque beaucoup, c'était une grande dame. Raja tient à ce que tu termines ton magister en interprétariat pour que tu te lances par la suite dans le théâtre si tu le désires. Toi, tu mènes de front études universitaires et théâtre. Comment arrives-tu à convaincre Raja que c'est possible de faire du Alloula et de continuer ses études ? Rihab. Disons que je profite un peu du fait qu'elle aime ce que nous faisons dans la troupe. Pour mon père c'était clair, il était question d'étudier avant de faire du théâtre. Pour ma mère, idem. C'est vous dire à quel point elle a su garder les principes de son éducation. Je devine qu'elle s'est rendue compte que le théâtre représente un équilibre dans ma vie ; elle le respecte et, de ce fait, me soutient. Ma mère marche sur les traces indélébiles de mon père. Elle est digne d'être sa femme et de porter à tout jamais sa mémoire. Le théâtre nous apprend à vivre l'instant et pour l'instant, c'est Et'teffeh, la dernière pièce écrite par lui, comme vous l'avez dit, que j'ai envie de vivre. Rihab, tout comme son défunt père, voue un amour sans bornes au théâtre. Vous, vous êtes plutôt pour la poursuite des études et ensuite on verra. Comment faites-vous pour la convaincre de terminer ses études ? Raja. Oui, je désire que ma fille termine ses études universitaires. Elle avait, après avoir obtenu sa licence, réussi le concours de magistère. En deuxième année de magistère en 2009, il y a eu des règlements de compte administratifs entre le département et l'école doctorale de traduction. Les responsables du ministère de l'Enseignement supérieur n'ont pas réagi, et c'est ainsi que la promotion d'étudiants dont faisait partie ma fille a été sacrifiée. L'université algérienne est en détresse (mankouba) et c'est dommage. Rihab a beaucoup souffert en 2009 des problèmes qui ont noirci son année universitaire. Et c'est trop chèrement payé que d'avoir un diplôme à ce prix-là. Maintenant que ma fille vit sa passion, celle d'être sur scène, je suis avec elle.