Avec Abdelkader, il faut savoir écouter. Au cours de notre rencontre il y a quelques semaines, nous avons pu apprécier l'homme qui déroule son passé sans haine ni rancœur. Malgré les blessures et les cassures. Au final, on a appris au moins une chose avec lui : il nous a fait comprendre que rien ne s'accomplissait sans la foi nécessaire et les convictions qui vont avec. Il nous avait reçu «chez lui» quelques jours avant sa disparition aux côtés de son ami de toujours, Hadj Mohamed Saïd Benbrahim, et son neveu Mokhtar Hasbellaoui. En fait, Abdelkader n'était pas complètement chez lui, mais au domicile de sa fille, pour dire en fin de compte qu'il n'a pas cédé tout au long de sa vie aux tentations de ce bas monde et qu'il n'a jamais couru après d'éphémères privilèges, de quelque nature que ce soit. Abdelkader était ainsi et tous les sacrifices consentis, en toute liberté et en toute conscience, l'étaient pour un idéal sacré, celui de se départir du joug pesant et humiliant du colonisateur. Le vieil homme digne était aussi exigeant, et lorsque il débitait, avec pédagogie et une précision chronologique remarquable, gare à celui qui risquait de briser son élan oratoire, ou pis de le contredire sur tel ou tel fait. Comment cet homme si peu disert a-t-il choisi de se confier, lui qui n'a jamais été ébloui par les feux de la rampe, ni accédé aux vœux des journalistes ? Par amitié à ceux qui l'entouraient en cet après-midi printanier, au cours de cet entretien, avides d'en savoir plus, d'écouter dans un silence religieux l'itinéraire héroïque, douloureux mais juste de notre homme qui, à vingt ans, a su distinguer l'essentiel de l'accessoire, le bien du mal, la vérité du mensonge. D'une simplicité incarnée, Abdelkader n'embellit pas son histoire vécue avec émotion, peur et courage. Cette vertu est aujourd'hui si rare dans un monde qui gonfle le moi et affole l'ego. Résistance et fermeté Face à une campagne de déculturation insidieuse et mortelle, des structures se sont érigées au début du siècle dernier, s'imposant comme des citadelles inexpugnables sur lesquelles sont venues mourir toutes les tentatives d'aliénation des Algériens. Ainsi, pour Abdelkader, la médersa de Sidi Amar de Dellys, sous tutelle de l'Association des oulémas et la section des Scouts musulmans jouèrent un rôle décisif dans l'appropriation de son identité et son éveil à la conscience nationale. «Les valeurs religieuses ancestrales et les idéaux patriotiques, quoi de mieux pour résister à la mainmise coloniale dont l'objectif avoué était de maintenir les populations dans un état de misère pour mieux les domestiquer. C'était pour nous un passage obligé qui nous a ouvert les yeux et le chemin de la lutte», résume Abdelkader qui n'omet pas de mentionner la position fort élogieuse de l'élite dellysienne, dont la majorité est issue du lycée franco-musulman de Ben Aknoun qui ont rejoint en grand nombre les maquis de la Révolution et dont une partie compte parmi les chouhada tombés au champ d'honneur. Abdelkader, né en 1923, a vécu dans cette ambiance qui deviendra électrique après le déclenchement de la Deuxième guerre mondiale. En effet, au début des années 1940, le Parti du peuple algérien (PPA), au sein duquel il activait, intensifia son activité en Kabylie et à Dellys, où un district a été constitué sous la responsabilité de Zerouali Mohamed et du jeune Hasbellaoui Abdelkader. Ce dernier, sollicité par Mustapha Kalafati, un Dellyssien établi à Alger et dépêché par la direction du PPA pour organiser la résistance dans ces contrées, accepta sans se poser de questions. Le PPA, une école L'adhésion des citoyens jeunes et moins jeunes motivés grâce à l'inlassable dynamisme de Abdelkader fut telle, que la sensibilisation toucha d'autres villes environnantes, comme Sidi Daoud, Baghlia, Taourga, Tigzirt et même Tadmaït, village du piémont du massif de Sidi Ali Bounab. En 1943, le jeune Benbrahim Allal, âgé d'à peine 20 ans, a été chargé par Hasbellaoui et Zerouali Mohamed de mobiliser les militants de Sidi Daoud. Le succès de l'activité clandestine de Allal allait grandissant. Ce qui lui a valu d'être choisi parmi les principaux responsables de ce secteur. Le soulèvement populaire armé, prévu pour le 23 mai 1945 pour toutes les régions, a été programmé lors d'une réunion qui a regroupé Ali Halit, Mohamed Zerouali, Allal Benbrahim et Abdelkader Hasbellaoui. «Ce soulèvement prévu dans le sillage du 8 Mai 1945 et ses conséquences fut mal préparé. Il a été stoppé au dernier moment par un contre-ordre ramené par le regretté Ahmed Bouda, haut dirigeant du parti. ce contre-ordre a laissé un goût d'amertume chez certains militants se disant frustrés, parmi lesquels Hasbellaoui, Zerouali et Benbrahim Allal, alors que d'autres s'estimaient soulagés d'une action considérée comme suicidaire vu le manque de moyens», a noté Benbrahim Mohamed Saïd dans un éclairage sur cette époque, paru dans un opuscule conçu par lui. Cette activité a pris une proportion telle, que des dizaines de jeunes militants dellyssiens, comme rapporté dans les archives de la police et par Benjamin Stora dans son livre sur les militants nationalistes algériens, et à leur tête le chef de district, Hasbellaoui Abdelkader, furent arrêtés et atrocement torturés dans les locaux de la PRG à Tizi Ouzou, ainsi que dans les sous-sols de la préfecture d'Alger qui servaient de lieu d'interrogatoire, de torture et de transit, sous l'autorité du (tristement) réputé commissaire Coste et du sinistre inspecteur Hamidi, originaire de Dellys. Cette initiative fut suivie par une répression de la gendarmerie, appuyée par les tabors marocains, cantonnés à Sidi Daoud, ainsi qu'une garnison de soldats sénégalais installés au centre du village de Sidi Daoud pour protéger les colons. A l'issue de deux années d'activité intense et cinq mois de maquis, le 4 novembre 1945, Benbrahim Allal fut emporté par la typhoïde. Neuf mois après ce décès qui marqua la population de Dellys, le 6 août 1946, ce fut au tour d'un autre martyr, Ali Laïmeche, âgé à peine de 21 ans. Les citoyens de la ville de Tizi Rached commémorent annuellement avec fierté et amertume le décès de leur regretté fils. Il en est aussi du père de Allal, Ali Ben Larbi Benbrahim, père d'une dizaine d'enfants et qui se révolta à l'âge de 60 ans en subissant les affres des cruels traitements de la colonisation française, et dont une lignée d'enfants valeureux ont pris le chemin de l'honneur en y laissant pour certains leur vie. Mohamed Zerouali fut soumis à 17 années de bagne pour n'être libéré qu'à l'indépendance, à la même enseigne que le regretté Mohamed Saïd Mazouzi. En évoquant avec émotion tous ses compagnons de route, Abdelkader a une pensée pieuse pour ceux qui nous ont quittés. Lui le dellyssien parti jeune à Alger, où son père Rabah exerçait au port comme docker. Abdelkader a fait ses classes à La Casbah. Il se rappelle du jour, où à 13 ans, l'instituteur leur commanda un dessin libre. Abdelkader se surpassa pour esquisser un drapeau algérien ! Ce qui irrita l'enseignant qui fit venir la gendarmerie. Le brigadier en rit en voyant la tête de ce chérubin : «Je ne vais tout de même pas le verbaliser», avait-il hurlé. En août 1937, Messali Hadj, acompagné du poète Moufdi Zakaria et du jeune Lahouel Hocine, âgé de 20 ans, sont venus à Dellys harranguer la foule en délire. Enthousiasme et ferveur ont marqué cette journée inoubliable. «Ce sont des dates qui marquent, affirme Abdelkader. Quand un attentat est perpétré par un des nôtres à Dellys ou ailleurs, le doigt était de suite pointé sur les ‘‘soldats'' de la mosquée. C'est ainsi qu'ils nous appelaient ; allusion sans doute à l'étoile et au croissant qui figurent au cœur de notre drapeau.» Cette appellation l'amuse et il en rit franchement à son évocation. La reconnaissance des siens «Il est de la trempe de ces hommes qui saisissent leur chance pour aller batailler contre la soumission à la fatalité en s'engageant sans réserve pour un rendez-vous avec l'histoire», nous confie Maabout Amar, un de ses amis et ancien maire de Dellys. Pour Abdelkader, chaque mot requérait une vérité. Sans doute soucieux par-dessus tout de l'authenticité de ses dires, en scrutant notre époque, Abdelkader se sent «horrifié par les usurpateurs et les imposteurs qui non seulement ont travesti la Révolution par leur mensonge, se sont introduits subrepticement dans les rouages de l'Etat pour en tenir les leviers». En réalité, Abdelkader voulait montrer que tout a changé : «Je ne suis plus de ce temps. Je suis d'une autre époque où l'on ne se comportait pas comme ça. Une époque de loyauté, de fidélité, de durée. Tout ça est fini.» C'est dit avec un tel accent de sincérité que ça ne saurait s'oublier. Incarcéré dans les prisons de Barberousse, Tizi Ouzou et Lambèze (Tazoult), Abdelkader fut après sa sortie expulsé et assigné à résidence à El Asnam (Chlef), où il poursuit sa lutte anticoloniale. Jusqu'à l'indépendance, où il se retira complètement de la politique pour se consacrer à ses affaires et à sa famille. Il est décédé le 3 mai 2017 et enterré au cimetière de Baba Hassen le lendemain. Abdelkader, né en 1923 à Dellys, est issu d'une famille bien enracinée dans cette charmante ville côtière. Malgré ses critiques acerbes et justifiées contre l'état délabré auquel est arrivée l'Algérie, Abdelkader refuse la désespérance que lui offrent le spectacle de notre pays et le système tricheur d'une démocratie factice. Abdelkader était âgé de 94 ans, mais bien plus que les gens que j'ai croisés, il incarnait la jeunesse et la modernité. Mais à bien chercher, on sentait chez lui ce sentiment de ne pas être reconnu à la hauteur de ses mérites qui le rend quelque peu amer, bien qu'il réfuta toute sa vie les flonflons et les honneurs. A une époque où la politique désarme et le cimetière rassemble, quand un homme dont l'œuvre est plus intéressante que sa personnalité, doté d'estime et de considération, tous les vivants pleurent le mort, mais pleurent aussi sur eux-mêmes…