Le 14 mars 1994, il marchait dans une rue d'Oran… Il laisse une œuvre désormais reconnue ailleurs, mais encore trop peu dans son pays. J'écris pour notre peuple avec une perspective fondamentale : son émancipation pleine et entière… Je veux lui apporter, avec mes modestes moyens et ma matière, des questions, des prétextes, des idées avec lesquels, tout en se divertissant, il trouvera matière et moyens de se ressourcer, de se valoriser pour se libérer et aller de l'avant. En fait, j'écris et je travaille pour ceux qui travaillent et qui créent manuellement et intellectuellement dans ce pays, pour ceux qui, souvent de façon anonyme, construisent, édifient, inventent dans la perspective d'une société libre démocratique et socialiste. » Ainsi s'exprimait l'homme arraché aux siens à l'âge de 54 ans et dont l'œuvre reste à jamais inachevée. La bêtise et la médiocrité ont fait taire ce monstre sacré du théâtre, cet esprit remarquablement curieux, cet être volubile et chaleureux. L'artiste-militant a été assassiné pour ses idées. Il refusait la haine, l'obscurantisme et le mépris. Il luttait pour la liberté, toujours soucieux de l'avenir du pays qu'il ne pouvait pas quitter alors que sa vie était menacée. La nouvelle est tombée un soir de Ramadhan : « Alloula a fait l'objet d'un attentat ! » Victime de la barbarie dictée par des prophètes de malheur, Abdelkader le « raisonneur » s'en est allé. Le chemin du Palais de la culture, où il se rendait pour une conférence, menait en fait vers la tombe. Il s'apprêtait, en cette veille de l'Aïd, jour sacré des musulmans, à parler aux jeunes de cet art qui était sa raison d'être. En ce 14 mars 1994, l'intelligence a encore été la cible du nihilisme. Seize années ont passé. La parenthèse demeure ouverte et notre douleur inconsolable. Les « théâtrophiles » gardent en mémoire une œuvre gigantesque, le souvenir d'un sourire et l'élégance d'un geste. Contrairement à d'autres, il avait choisi de vivre et de lutter parmi les siens. Fier de son algérianité, il lui semblait inconcevable de tourner le dos aux siens en proie à de terribles souffrances, d'abandonner les petits cancéreux de Misserghine dont il était devenu un père, de s'éloigner de son public de gens humbles, anonymes et laissés pour compte. Son maigre salaire, il le partageait, sans mot dire, avec les pauvres. Fauché comme tant de nos artistes et intellectuels, il a emporté avec lui son génie, ainsi qu'une part de notre histoire. Il nous faut cependant dépasser les ressentiments et les positions d'hommage et aller vers l'essentiel : la réappropriation de son œuvre. « Le plus bel hommage que le théâtre algérien peut rendre au géant assassiné est de poursuivre son œuvre », écrivait Chérif Khaznadar, critique et historien du théâtre arabe(1). « Alloula continue, Alloula continué », poursuivra Benamar Médiene à propos de la puissance dramatique de l'œuvre et de son extension vers l'extérieur. Jean Yves Lazennec(2), intéressé par « la diversité et la simplicité de l'homme au parcours exemplaire », a tenu à faire connaître « l'œuvre de grande valeur et l'écriture originale qui renvoie au théâtre grec ». Des chercheurs et spécialistes du 4e art se penchent de plus en plus sur cet auteur. En France, en Italie, au Portugal, en Espagne, en Autriche et ailleurs, on dissèque son théâtre, aujourd'hui publié et traduit. Maghrébins et Moyen-orientaux tentent de décrypter ses messages, son travail sur la langue arabe dialectale, sa mise en scène, la musicalité de ses textes et la théâtralisation de son verbe. Des mémoires et des thèses sur ce nouvel art du dire, du suggéré et du murmuré sont encore soutenus par des jeunes qui n'ont ni approché ni connu Alloula, devenu malgré lui l'ambassadeur du théâtre algérien. Cela dit, la réflexion sur son travail est loin d'être achevée... A chaque fois que résonnent les trois coups dans le noir et que le rideau se lève, les spectateurs du théâtre qui porte son nom guettent l'ombre de l'artiste. Son histoire débute un 8 juillet à Ghazaouet et se poursuit un temps à Oued Imbert avant de prendre racine à Oran, en 1956, dans la troupe El Chabab. De son premier succès, Les Captifs, d'après Plaute, signé à l'âge de 23 ans, à sa dernière création, une traduction libre de Goldoni, Arlequin valet des deux maîtres (1993), sa carrière compte de nombreux scripts – textes personnels ou adaptations – et des mises en scène par dizaines. Acteur, metteur en scène ou directeur de théâtre, l'homme de grande séduction, amical et sincère, le dramaturge résolu et mesuré, l'ami de cœur, indulgent et aimable, est resté jusqu'à la fin égal à lui-même. « Le lion d'Oran est mort ! Le rempart d'Oran s'est écroulé ! Levez-vous, hommes agenouillés ! », hurlait Zoubida Hagani, l'amie fidèle qui a fini par le rejoindre. La mort a frappé. « Véritable pour le cœur et la raison, écrira Nadjet Khadda, elle frappe à proportion de la démesure, de son absurdité, de son injustice ». L'œuvre alloulienne rend compte d'une audace où se conjuguent originalité et liberté de ton. Avec un engagement artistique inséparable du combat politique, il s'imposait des défis : nouveauté des thèmes, vertige des formes et innovation créatrice. Avant d'affirmer son style et de définir de nouvelles règles théâtrales, il a puisé chez les anciens (Ali Chérif, Bachtarzi, Ksentini…) et les contemporains (Rouiched, Kaki, Kateb…). Il emmagasina un savoir théâtral encyclopédique où se croisaient Brecht, Piscator, Tewfik El Hakim, Gorki, Goldoni ou Ionesco. Au centre de ses préoccupations : la représentation théâtrale, la non-linéarité, les personnages, vecteurs du dire, le travail sur la langue, le verbe au présent et les répliques épiques ou argotiques. Les premières pièces présentées en milieu rural telles El Meïda et El khobza annonçaient déjà cette démarche. Il disait à son ami, M'hamed Djellid, que ses modèles étaient puisés de « la vie de notre peuple ». Et précisait ailleurs : « C'est dans ces couches sociales les plus déshéritées que la société se reflète le mieux dans ses préoccupations, ses luttes, ses contradictions, ses valeurs et ses espoirs. C'est dans ces couches et par elles que notre société se saisit le mieux, qu'elle est la plus apparente, la plus présente et la plus dense. » El Adjouad (Les Généreux, 1984)(4) reflète l'originalité de sa dramaturgie. Selon Nadjet Khadda, la pièce « relève d'une autre façon de penser, de juger et de mettre en œuvre le réel ». Alloula a essayé de donner à son travail une base théorique. Il souhaitait voir travailler des universitaires sur le théâtre pour, disait-il, « dégager l'essentiel ou les remarques essentielles, ce qui permettrait d'aller plus loin encore »(5). Imaginatif, il n'hésitait pas à utiliser l'arme la plus habile et l'humour, avec un goût inné de l'observation. Ses héros lui ressemblent : Sid Ali l'écrivain public, Hô, Djelloul El Fhaymi, Allal le balayeur, Menouar le concierge, Rebouhi Habib, le syndicaliste qui s'occupe des animaux du zoo, Akli, le résistant devenu cuisinier, qui fait don de son squelette à la science… Evoquer Djelloul, c'est évoquer Alloula en quête de rationalité, affrontant la bureaucratie. Dans ses œuvres, toutes sortes de silhouettes fantastiques courent, volent ou rampent. Les personnages de Alloula le prolongent. Tout comme la voix chaleureuse du meddah, Haïmour, qui envahit l'espace et ponctue le récit. Ainsi Sakina el Meskina, lasse et maltraitée, dont le récit final chanté se transforme en emblème de la société. « Tout semble se dire et se faire dans la parole fluide du diseur et dans le ton syncopé du musicien », écrivait B. Médiene(6). Chez Alloula, la mise en scène, parfois fébrile, parfois déroutante, est en totale rupture avec la dramaturgie classique. Le moment est venu de faire renaître l'œuvre du grand dramaturge, « figure proéminente du théâtre arabe », dixit un ministre égyptien de la culture(7). L'œuvre, sous l'éclairage moyen-oriental ou occidental, produit des accentuations différentes méritant une lecture plus instruite. Finalement, lui qui utilisait la place du douar pour aller vers le public retrouve son œuvre exposée dans le « village global » international. La halqa a fini par élargir son cercle. Hélas, son travail théâtral, inscrit désormais dans l'universalité, ne jouit pas d'une grande visibilité dans son propre pays. Fin de la représentation. le rideau tombe. le faisceau lumineux se fige. En fait, aucun écrit ne pourra ressusciter l'image de jovialité, d'humilité et de générosité que dégageait Abdelkader Alloula. En voix off, les paroles du conteur d'El Lithem, qui égrène quelques phrases : « Dès qu'un homme est né, il n'en finit plus de se battre jusqu'à la mort. Prends un peu de repos et hume l'air de la mer, tu as encore un long chemin à faire. » Note : (1) Jeune Afrique du 30/03/94 - (2) Lazennec a fait traduire et a mis en scène El Ajouad, présentée par France Culture, puis aux Champs Elysée en 95 - (3) Entretien dans Algérie Actualité d'octobre 1985. - (4) Prix du meilleur spectacle et du meilleur texte au Festival national d'Alger et prix d'interprétation masculine pour Sirat Boumediène. - (5) El Moudjahid du 11/07/86 - (6) Lors de la présentation de Les Généreux au Festival d'Avignon en 1995. - (7) Au Festival du théâtre du Caire, 1992. - (9) P. Bourdieu, dans Les idées en mouvement, No 18, mai 1994. A lire : En mémoire du futur, ouvrage collectif consacré à A. Alloula, avec les contributions de Assia Djebar, Pierre Bourdieu, Nabil Farès, Jacques Berque, Rachid Belamri, Jean Pierre Faye…Ed Sindbad -