Des dizaines de milliers de citoyens se sont déversées hier dans la rue à Béjaïa-ville, beaucoup plus nombreux qu'il y a une semaine. 100 000 marcheurs ? Plus ? «C'est la révolution !» Chaque semaine, le mouvement populaire qui déverse sa colère saine et perçante contre le régime et le 5e mandat de Bouteflika gagne en ampleur et en maturité. Des dizaines de milliers de personnes se sont déversées hier dans la rue à Béjaïa-ville, beaucoup plus nombreux qu'il y a une semaine. 100 000 marcheurs ? Plus ? «C'est la révolution !» nous lance Moussa, un citoyen tout fier de voir un si grand nombre de manifestants. Les femmes ont fait éclater les statistiques. Des femmes, beaucoup de femmes, par carrés entiers, ont répondu à l'appel. Elles ont occupé la rue en long et en large. «Je suis là pour la jeunesse algérienne. Nous ne voulons plus d'un président grabataire, mais d'un président intègre qui aime l'Algérie. Les femmes se doivent d'accompagner ce mouvement, elles sont l'avenir et elles portent en elles l'avenir», déclare Fatiha, la quarantaine. Le mouvement a pris un sacré cachet féminin qui gagnerait à le demeurer au-delà du 8 Mars. Elles sont sorties belles et rebelles, certaines une fleur à la main, d'autres en robes kabyles. Plusieurs femmes enceintes dans la foule et d'autres un bébé dans les bras. Des vieilles ont marché appuyées sur une canne. Des fillettes toutes drapées du drapeau national. Jeunes filles et garçons criaient : «Khlitou lebled ya seraqine» (voleurs, vous avez pillé le pays). «J'ai participé à de nombreuses marches, mais je n'ai jamais vécu ça. Il y a dans celle-ci une énergie unique», nous dit Zina, une jeune féministe. En effet, sauf l'aboutissement de la chute du régime pourrait faire revivre une telle mobilisation, jamais vécue dans l'histoire du pays. Le déversement humain a été heureux, sans faire oublier l'exaspération grandissante contre le régime. Un air de parade, de fête a régné sur la manifestation. Des filles et des garçons ont défilé sur des échasses et en costume de spectacle. Deux manifestants sont venus déguisés en Mickey Mousse, faisant le bonheur de nombreux enfants. Un militant s'est mis en robe kabyle pour manifester sa solidarité avec le combat de la femme. Des tambourinaires (idebalen) ont joué, tout au long de la marche, des airs de fête qui ont fait danser certains manifestants, accompagnés par des youyous de femmes. L'ambiance était telle, qu'un étranger aurait cru à un défilé d'indépendance. «Je ressens de la fierté, pas qu'en tant que Kabyle, mais en tant qu'Algérienne. Aujourd'hui, tous les Algériens en ont assez de ce régime», affirme Nora. Beaucoup d'enfants ont été mis à la tête de plusieurs carrés de manifestants. Ils ont joint leurs voix à celles de leurs parents. La marche de ce 8 mars a été une grande déferlante familiale. La population a constitué un seul corps à multiples voix. Des sourds-muets, des non-voyants, des moudjahidine de la Guerre de libération sont reconnaissables dans la foule. Les groupes de manifestants ont rivalisé en génie. Des habitants d'Amizour ont fait les choses en grand : un cercueil noir, porté par six personnes tous vêtus de blanc, et frappé de photos de dignitaires du régime, le tout devancé par le spectre de la mort, faucille dans une main. «Ce qu'on n'a pas pu faire en vingt ans, on ne peut le faire en une année et sur une chaise roulante» clame un des animateurs du groupe. Des poubelles ont accompagné la marche. Des jeunes, dont ceux du quartier d'Ighil Ouazoug, ont devancé leurs carrés portant des poubelles dans lesquelles les têtes des hommes du pouvoir étaient représentées, entre autres les portraits d'Ouyahia, Amara Benyounès, les Bouteflika, Gaïd Salah, Haddad, Sidi Saïd… L'exigence de leur départ est signifiée par la mention de «Système non recyclable». La voix du chanteur Oulahlou, avec son tube Pouvoir assassin, a fusé à grands décibels à partir de grosses baffles portées sur une camionnette. Le refrain rageur est repris par des dizaines de gorges pleines, comme le sont celles qui ont crié «FLN dégage», sous le regard discret de certains fidèles locaux connus du régime, restés à l'écart sur les trottoirs. «Ce sont eux qui ont accueilli en héros Chakib Khellil, laissons-les à la poubelle de l'histoire», lance discrètement un militant, entre deux slogans criés. La rue a été noire de monde sur un parcours de quelque trois kilomètres, colorés et joyeusement protestataire. «Je marche depuis le début du mouvement. J'espère que ça portera les fruits escomptés», nous dit une retraitée de l'éducation, drapeau national en écharpe.