Invitée par Les Débats d'El Watan en mars 2010, j'ai exposé, au cours de ma conférence, la façon dont les sciences sociales françaises et américaines ont étudié les sociétés et les pratiques musulmanes en s'efforçant de construire l'Islam comme objet d'étude. Les sciences sociales ont, en France comme aux Etats-Unis, commencé à s'intéresser à l'Islam dans un contexte défini par un besoin politique de maîtriser les choix politiques faits par les musulmans. La sociologie de l'Islam est née en France à la fin du XIXe siècle dans le contexte colonial. Elle se développe aux Etats-Unis entre les années 1955 et 1965, dans le contexte de la guerre froide et de la lutte contre le communisme. Il faut pourtant aller au-delà du procès du colonialisme, de l'impérialisme et de l'orientalisme, pour comprendre la particularité du discours des sciences sociales françaises et américaines sur l'Islam. Elles ont, en effet, toutes deux établi une relation ambiguë, critique et admirative à la fois, avec la sociologie et la philologie orientaliste. En France, entre 1880 et 1914, comme aux Etats-Unis entre 1955 et 1965, la sociologie de l'Islam a tenté de se constituer en opérant une synthèse entre l'approche philologique des orientalistes et l'approche sociologique. Un tel effort de synthèse caractérise les écrits de savants tels que Edmond Doutté (1867-1926) ou Alfred Le Châtelier (1855-1929), en France, ou de Hamilton Gibb (1895-1971), aux Etats-Unis. Si la collusion bien réelle entre savoir et pouvoir ne suffit pas à expliquer la difficulté de la sociologie de l'Islam à rendre compte des pratiques musulmanes étudiées, l'adoption par les sciences sociales, à partir des décolonisations, d'une posture critique, a-t-elle pour autant mis fin aux entreprises de théorisation essentialistes des pratiques musulmanes ? De même que la collusion entre savoir et pouvoir n'est pas en soi seule une source d'erreur, l'éloignement du pouvoir et l'autocritique ne sont pas en eux-mêmes une garantie de vérité. On peut ainsi s'interroger sur certains effets négatifs non pas des propos d'Edward Saïd et de son ouvrage L'Orientalisme (1978), mais plutôt de la vulgate du saïdisme, sur la compréhension des pratiques sociales musulmanes aujourd'hui. Car en proposant comme cadre d'analyse principal de ces pratiques celui de la représentation adéquate de l'altérité, le saïdisme n'a-t-il pas contribué à enfermer la question de l'objectivation sociologique des pratiques musulmanes dans celle de la représentation romantique d'identités islamiques prétendument authentiques ? Cela n'a pas simplement conduit, comme l'ont montré de nombreux analystes, de Jacques Berque à Sadiq El Azm, à alimenter les débats fondés sur le paradigme du choc des authenticités. Mais surtout, le saïdisme ne remet pas fondamentalement en cause une tendance présente dans la sociologie des ères coloniale et impériale, la tendance à l'essentialisation des pratiques étudiées. Or, une essentialisation, même lorsqu'elle est subordonnée à un projet critique et émancipateur louable sur le plan moral, n'en reste pas moins une façon de déformer et simplifier la réalité étudiée. La question qu'il importe de poser alors n'est pas tant celle de savoir comment mettre la sociologie de l'Islam au service de l'émancipation des musulmans, que celle de savoir comment étudier les pratiques des individus et collectifs musulmans sans essentialiser ces pratiques dans un modèle théorique abstrait. Que ce modèle soit mis au service d'une politique impériale ou d'un projet critique ne suffit pas le rendre faux ou vrai. Prendre, par exemple, comme objet la « société musulmane », au sens d'un collectif homogène qui serait déterminé à l'avance par des principes islamiques, ne permet pas de rendre compte de la nature et de la signification des pratiques des musulmans au quotidien. Face aux pratiques musulmanes, c'est la prétention à l'élaboration scientifique universelle des sciences sociales qui est donc mise au défi. Plutôt que de tenter d'élaborer des modèles abstraits dans lesquels certaines attitudes politiques et sociales sont reliées de manière « scientifique » et nécessaire à certains types de croyance, il importe avant tout de décrire ce que font les individus et les collectifs lorsqu'ils agissent en faisant référence à l'Islam. Une telle approche permet de faire apparaître que si l'Islam est bel et bien devenu une référence omniprésente dans les sociétés à majorité musulmane aujourd'hui, ce n'est pas pour autant une règle toute puissante qui déterminerait de façon nécessaire le comportement des individus. L'auteur est : Politiste, université de Yale (USA)