Ancien dirigeant d'entreprises publiques et privées dans le secteur pharmaceutique, Mustapha Semmoud est consultant et membre du Réseau de l'économie de la santé et des systèmes de santé au Maghreb (Ressma). Quelles appréciations faites-vous du marché du médicament en Algérie ? Trois tendances générales sont à l'œuvre : une croissance rapide du marché pharmaceutique, une explosion de la facture des importations et enfin une insuffisance flagrante de régulation aboutissant à une insatisfaction généralisée des usagers et des professionnels de la santé. Dans ce contexte, seuls les spéculateurs y trouvent leur compte. Vingt années après la libéralisation, le marché du médicament souffre d'un manque flagrant de régulation. Si l'Etat s'est rapidement désengagé en tant qu'acteur de la sphère économique, il peine encore à assumer ses responsabilités régaliennes. En dehors des décrets de 1992, rien de précis et spécifique n'est venu renforcer le cadre législatif et réglementaire. L'administration centrale et les différents ministres qui se sont succédé ont souvent confondu réaménagements techniques et réglementaires avec la formulation d'une véritable politique pharmaceutique nationale. Pis encore, certaines modifications et décisions intempestives, imposées par l'environnement national ou extérieur, sont venues annihiler la stabilité minimale requise pour tout acte d'investissement (obligation faite d'investir dans la production puis marche arrière puis retour à l'obligation, avantages accordés aux investisseurs revus de façon anachronique). Si l'on considère la régulation économique, il faut rappeler que certains programmes d'importation ont été accordés alors que les prix concernant une même molécule connaissaient des écarts de 1 à 4. Pire, les décideurs ont accordé à des produits génériques un prix d'acquisition plus élevé que le prix du produit de référence (produit princeps). Quelles conséquences a le manque de régularisation sur le marché ? Si l'on s'intéresse à la régulation des stocks, l'addition des quantités inscrites dans tous les programmes d'importation et concernant la même molécule était soit inférieure soit supérieure aux estimations de la demande nationale tant au niveau des officines que des structures publiques de soins. Les conséquences sont connues : dans les structures publiques, on constate au même moment des ruptures en certains endroits pour des produits en surstocks dans d'autres endroits pas très éloignés et relevant souvent de la même wilaya. Cette situation explique, en partie, le problème des produits périmés. Dans le circuit officinal, la conjonction de stocks énormes et l'imminence de la péremption se traduisent par de véritables opérations de « soldes », où les grossistes et importateurs rivalisent de procédés douteux pour amener les pharmaciens à acquérir ces produits qui bien souvent se périment dans les officines loin du regard des pouvoirs publics. A partir de ce constat, il semble indécent de parler de régulation et de contrôle. C'est à croire que certains font de « la main invisible du marché » la meilleure des thérapies en matière de régulation. Comment expliquer l'explosion de la facture annuelle d'importation des produits pharmaceutiques ? Cette facture a connu une augmentation de près de 350% entre 1990 (dernière année du monopole de l'Etat sur le commerce extérieur) et 2008, le montant est passé de près de 450 millions de dollars à 1440 millions de dollars. Cette augmentation n'est justifiée ni par la démographie, ni par le développement du réseau de distribution, ni par l'inflation locale et/ou importée, ni par le renchérissement des produits au niveau du marché international. Comment expliquer l'énorme concentration, en peu d'années, du chiffre d'affaire des importations ? Si le nombre des importateurs de médicaments est passé de 3 en 1990 à plus de 60 en 2008, en réalité les cinq premiers importateurs accaparent près de 80% des importations en valeur. Par quels mécanismes s'est opérée cette concentration et quelles sont ses implications concrètes sur le plan économique et celui de la santé ? Au niveau de l'aspect « politique pharmaceutique », on remarquera avec étonnement que la promotion du médicament générique tient de la rhétorique au niveau du département ministériel chargé de la Santé mais connaît de réelles actions de soutien au niveau des institutions de protection sociale, notamment à travers la mise en place du tarif de référence pour le remboursement et prochainement peut-être à travers la contractualisation des relations entre la CNAS et les structures de soins. Voilà un exemple concret d'absence de coordination des mesures et actions gouvernementales. Ou alors simple hypothèse d'école, s'agit-il de divergences profondes entre deux politiques d'un même gouvernement ? Ce qui renvoie donc à des luttes d'intérêts entre les nombreux acteurs internes et/ou externes au système de soins autour de ce secteur hautement sensible et lucratif du médicament en Algérie. Comment s'organise la gestion de la distribution des médicaments après la dissolution des entreprises publiques ? En réalité, la dissolution des entreprises publiques ne change en rien de fondamental dans le niveau d'organisation et de gestion du circuit de distribution eu égard à la part insignifiante de marché qu'elles détenaient soit au niveau de la répartition en gros pour Digromed ou pour la distribution en détail pour Endimed. La première ne dépasse pas les 6% du chiffre d'affaires des activités de gros et la seconde, malgré un réseau d'un millier d'agences, ne peut représenter plus de 9% du chiffre d'affaires des ventes au détail. Pour ce qui est du réseau hospitalier, s'il y a une concurrence entre la Pharmacie centrale des hôpitaux (PCH) et les autres grossistes importateurs, la réputation de mauvais payeurs des établissements hospitaliers publics réduit considérablement dans les faits cette compétition. Il est d'ailleurs paradoxal de noter que la répartition en gros des produits pharmaceutiques échappe encore à tout encadrement sérieux (en dehors des phases préalables à la délivrance de l'agrément). En phase d'exploitation, les pratiques diverses, illicites et non éthiques, sont légion. Sur le terrain, les grossistes font la loi en absence de règles : ils imposent leurs conditions d'achat aux importateurs et soumettent les pharmaciens à leur diktat. C'est en somme le maillon le plus glauque de la chaîne de distribution. Pour les officines, l'organisation et le fonctionnement des pharmacies sont relativement encadrés par les pouvoirs publics et les conseils de l'Ordre. Il n'en est pas de même pour les agences d'Endimed, où l'on constate que certaines agences ne sont pas sous la responsabilité technique, professionnelle, pénale et légale d'un pharmacien diplômé, salarié de l'entreprise publique. Cette insuffisance serait due au fait que la feuille de route d'Endimed est la cession urgente des agences dans le cadre d'une stratégie de privatisation venant confirmer encore plus le désengagement de l'Etat dans ce domaine. Qu'est-ce qui a précipité la chute des entreprises publiques de distribution de médicaments ? Tout simplement une incapacité à définir et mettre en œuvre une politique claire et à réunir les conditions humaines et techniques pour sa bonne gestion. La distribution publique du médicament devait à coup sûr évoluer et se transformer mais pas dans les conditions dans lesquelles cela s'est passé. Livrer un segment aussi stratégique au seul secteur privé enlève à l'Etat et à la Sécurité sociale toute capacité de mettre en œuvre des alternatives et à disposer d'instruments de réduction des inégalités. Si on examine la question au niveau de la fabrication pharmaceutique, Saidal est restée debout uniquement du fait de sa compétitivité et de ses capacités scientifiques, humaines et managériales. Il faudra en reparler lorsque les multinationales décréteront que le climat des affaires est intéressant et qu'elles viendront occuper le terrain. Qu'est-ce qui explique, selon vous, les fréquentes pénuries de médicaments en Algérie ? Il y a beaucoup de confusions dans ce domaine, certaines pénuries sont réelles, beaucoup sont créées artificiellement, d'autres enfin sont le résultat de l'instabilité des politiques et des acteurs qui caractérisent le secteur pharmaceutique en Algérie. Les pénuries sont aussi des armes pour les spéculateurs qui s'affrontent pour contrôler et profiter du marché juteux de notre pays. Elles reflètent aussi la très médiocre gestion des flux de médicaments à tous les niveaux du système de soins. Il faut rappeler que l'on connaît assez mal le marché pharmaceutique algérien : ses évolutions, sa structure, les pratiques des usagers et des prescripteurs... Il n'y a jusqu'à présent aucun système d'information générale, fiable et crédible permettant de réguler un des postes-clés des dépenses de santé dans le pays. L'Algérie est un des rares pays au monde qui ne disposent pas de sociétés spécialisées dans l'observation du marché pharmaceutique, capable de fournir des données crédibles et régulièrement mises à jour très nécessaires aux décideurs, qu'ils soient institutionnels, économiques ou autres. S'agit-il de garder les conditions réelles de fonctionnement du secteur loin des regards indiscrets ? Seuls les laboratoires pharmaceutiques étrangers tentent de mesurer régulièrement leurs ventes et les habitudes des prescripteurs. Pourtant, les ruptures de stock sont réelles au niveau des PCH et des secteurs sanitaires… Une pénurie ou une rupture de stock ne se décrète pas parce qu'il y a un constat d'absence de tel ou tel produit au niveau de quelques dizaines d'officines (sur près de 7500) ou au niveau de plusieurs structures sanitaires publiques. Sur le plan pratique, une absence plus ou moins prolongée d'un produit sur le marché peut se justifier par une ou plusieurs des situations suivantes : les changements récurrents des procédures d'approbation des programmes d'importation et les incapacités des pouvoirs publics à respecter leur propre calendrier perturbent grandement les plannings de commande et d'arrivage des importateurs. Comme rien n'est vraiment fait sur le terrain pour s'assurer de l'existence de stocks de sécurité, comme l'exige la réglementation, une rupture est vite arrivée. Cet élément est très important, notre pays continue à assurer ses besoins en privilégiant les importations massives, mais malgré l'aspect juteux du marché, les laboratoires ont des plannings à tenir pour être là où il faut au moment où il faut, partout dans le monde. De la même manière, la gestion intempestive, hasardeuse et illisible des listes de produits suspendus à l'importation pour telle ou telle raison, amène fatalement des ruptures et des pénuries. Enfin, pourquoi le cacher, parmi les pratiques non éthiques, des rétentions volontaires de produits sont opérées par des répartiteurs qui se donnent ainsi les moyens de faire dans la vente concomitante quand ils peuvent en retirer des avantages lucratifs. Nous sommes ainsi loin des pénuries des années antérieures à la libéralisation qui s'expliquaient objectivement par la rareté des ressources en devises et par les limites de la gestion des entreprises publiques. Du fait des logiques mercantiles dominantes et de l'incapacité des pouvoirs publics et des organes professionnels à promouvoir une réelle perspective de santé publique et mettre en œuvre une effective régulation et éthique professionnelle, les médicaments sont devenus aujourd'hui dans notre pays de simples marchandises et de moins en moins des biens de santé.