Jamais le tribunal de Sidi M'hamed, à Alger, n'a reçu autant de personnalités politiques que ce jeudi 16 mai. En une journée, le jeune juge de la 5e chambre, auquel ont été confiés tous les dossiers de corruption, a entendu deux anciens chefs de gouvernement, Abdelmalek Sellal et Ahmed Ouyahia, ainsi que cinq anciens ministres, Karim Djoudi, Amara Benyounès, Ammar Tou, Hocine Necib, Abdelkader Zaalane ainsi que Abdelkader Zoukh, ex-wali d'Alger, en tant que témoins. Et alors que les auditions se poursuivaient sous haute surveillance des forces de sécurité, Khaled Bey, le procureur du même tribunal, a été limogé et remplacé immédiatement par Faycal Bendaas, un magistrat du siège. Le changement concerne également le poste de procureur général près la cour d'Alger, retiré à Benaissa Ben Kathir, pour être confié à Belkacem Zeghmati, procureur général adjoint près la Cour suprême, celui-là même qui avait été jeté à la vindicte de certaines chaînes de télévision privées pour avoir traité les grandes affaires de corruption et lancé des mandats d'arrêt internationaux contre Chakib Khelil, ex-ministre de l'Energie et des membres de sa famille. Tout comme lui, Mokhtar Lakhdari, ancien directeur des affaires pénales, qui était à l'origine de l'envoi de commissions rogatoires à la justice italienne dans le cadre de l'affaire Sonatrach, revient après avoir été mis sur voie de garage. Il a été nommé jeudi à la tête de l'OCRC (Office central de la répression de la corruption), en remplacement de Mokhtar Rahmani, qui a été limogé. Cela étant, le retour de Zeghmati à la tête du parquet général d'Alger a été une surprise pour un grand nombre de personnes. En tout cas, il a une connaissance d'une bonne partie des dossiers de corruption dans les secteurs de l'hydraulique et des travaux publics, qu'il a eu à examiner et qui sont actuellement sur le bureau du juge de la 5e chambre près du tribunal de Sidi M'hamed. Les personnalités convoquées jeudi dernier font partie d'une longue liste de 65 personnes à auditionner, dont d'anciens ministres, des cadres de leurs départements et des hommes d'affaires. Certaines sont toujours entendues dans le cadre de l'enquête préliminaire menée par la brigade de recherche de Bab J'did à Alger. C'est le cas des frères Chelghoum, du groupe Amenhyd, tous auditionnés sur des marchés qu'ils auraient obtenus dans des conditions suspicieuses. Profitant de leur proximité aussi bien avec les ministres qu'avec Saïd Bouteflika, le frère conseiller du Président déchu (actuellement en détention), les groupes Amenhyd, Kougc des frères Kouninef et ETRHB de Ali Haddad, constituent les trois puissantes entreprises à avoir accaparé les marchés publics, souvent octroyés de gré à gré, sous-traités avec des entreprises étrangères en raison de la sous-qualification et dont les travaux de réalisation dépassent largement les délais et certains sont toujours à l'état de démarrage, alors qu'ils ont consommé des sommes colossales dans le cadre de l'avance sur chantier. 22 enquêtes remises à la brigade économique d'Alger restées sans suite Rien que pour l'ANBT (Agence nationale des barrages et des transferts), quelque 22 dossiers liés à la corruption ont été remis à la brigade économique et financière de la Sûreté nationale, pour enquête, sans connaître de suite. D'autres enquêtes avaient connu le même sort et concernaient aussi bien l'Onid (Office national d'irrigation et de drainage), mais aussi l'Ona (Office national de l'assainissement), pour ne citer que ces deux organismes. Ces trois groupes ont également le monopole sur la commande publique dans le domaine des travaux publics et des transports, qui engrange une enveloppe financière astronomique, alors que les réalisations peinent à dépasser les 20% d'achèvement. Autant dire que la justice vient d'ouvrir la boîte de Pandore. Les premiers à être convoqués en tant que témoins sont les anciens ministres de l'Hydraulique et des Travaux publics concernés et qui se sont succédé durant les dix dernières années, ainsi les deux derniers chefs de gouvernement, Abdelmalek Sellal et Ahmed Ouyahia, et l'ex-ministre des Finances, qui valide les contrats, lorsque les montants dépassent le plafond, mais aussi l'ex-wali d'Alger, Abdelkader Zoukh, dont les relations avec le milieu d'affaires sont connues de tous. Pour le juge de la 5e chambre, il s'agit de décortiquer l'ensemble des contrats octroyés durant les dix dernières années à des hommes d'affaires qui gravitent autour des cercles décisionnels au plus haut niveau de l'Etat, à savoir la Présidence et la chefferie du gouvernement. Il n'y a pas qu'Amenhyd, Kougc et l'ETRHB. D'autres opérateurs privés sont dans le viseur des enquêteurs et risquent, dans les jours à venir, d'être éclaboussés par ces affaires de «trafic d'influence», «abus de fonction», «corruption», «violation des règles des marchés publics», «transfert illicite de devises et surfacturation». De nombreux cadres des départements cités, notamment des secrétaires généraux, sont également sur la liste, au même titre que les ex-ministres. C'est dire que le chantier qui attend le juge de la 5e chambre est très vaste. Il est chargé de nombreuses autres affaires, comme celle liée à la gestion des deniers du ministère de la Solidarité nationale, dans laquelle sont impliqués les anciens ministres Djamel Ould Abbas et Saïd Barkat, ou encore celui lié à la dilapidation des fonds de l'agriculture, où les noms de Saïd Belkat et de son secrétaire général et de Amar Saadani sont cités, mais aussi de la réouverture du dossier de l'autoroute Est-Ouest impliquant Amar Ghoul, et beaucoup d'autres personnalités politiques. Autant dire que le juge de la 5e chambre du tribunal de Sidi M'hamed est en train d'ouvrir la boîte de Pandore qui va éclabousser la majorité des tenants du régime de Bouteflika durant près de deux décennies. Mais peut-on croire que le jeune magistrat est à même de prendre en charge tous ces dossiers aussi importants les uns que les autres ? La réponse est difficile. Traditionnellement, lorsque le parquet ouvre une enquête, il remet le dossier au doyen des juges d'instruction, qui, dans le cas où il ne s'en charge pas, désigne un des juges des 13 chambres existantes au tribunal de Sidi M'hamed. Or, depuis une année, le doyen des juges de cette juridiction est totalement écarté et personne n'en connaît les raisons. Par contre, tout le monde dans cette juridiction reproche au désormais ex-procureur de ce tribunal d'avoir agi «d'une manière suspicieuse en traînant le pas» dans le traitement de ces affaires. Vrai ou pas, on n'en sait rien. Ce qui est certain, c'est que les nombreuses enquêtes sur lesquelles travaille le juge de la 5e chambre constituent une lourde mission qui risque de prendre beaucoup de temps, voire des années, avant qu'elles ne soient achevées.