L'historien Gilles Manceron a vu une mouture du film. S'il a relevé quelques inexactitudes historiques de la part du réalisateur, il s'élève contre les pressions politiques qui se sont manifestées pour interdire cette première fiction cinématographique sur les massacres du 8 Mai 1945 et des jours suivants à Sétif et sur la guerre de Libération nationale en France. Avez-vous été surpris par la polémique suscitée a priori par Hors-la-loi, le film de Bouchareb ? Cette polémique témoigne d'un phénomène qu'on connaît déjà, c'est-à-dire l'existence de milieux nostalgiques de la colonisation qui sont portés par l'extrême droite, mais qui sont aussi représentés au sein même de la majorité politique actuelle en France. Le secrétaire d'Etat aux Anciens combattants, Hubert Falco, maire de Toulon, a été un relais pour les députés qui l'ont saisi à la demande de cette fraction de l'opinion française, notamment Lionnel Luca, député de Nice, vice-président du conseil général des Alpes-Maritimes, et aussi un autre député de l'Hérault, Elie Aboud, qui n'ont pas supporté qu'un film dise et montre un certain nombre de choses sur l'histoire de l'Algérie coloniale et sur la guerre d'indépendance. Le film est dénigré pour de mauvaises raisons. Des relais suffisamment influents qui ont amené le ministre des Anciens combattants à demander au service historique du ministère de la Défense un rapport sur le scénario du film sur lequel s'est fondé le député Lionnel Luca pour le dénoncer sans l'avoir vu... Ce qui n'est pas normal, parce que l'Etat n'a pas à s'ériger en critique de cinéma et en décideur de ce qui est bien ou mal dans la production cinématographique. Cette agitation préalable de la part de l'Etat et du milieu politique ne me semble pas une bonne chose. Il y a une liberté de création dans une société démocratique. Sur quoi se fondent les détracteurs du film pour le critiquer ? Ils se fondent toujours sur les mêmes idées, c'est-à-dire qu'il ne faut pas montrer les exactions de l'armée française, la violence des colons, que ce n'est pas vrai ou bien ce n'était qu'une réponse légitime à une violence préexistante, alors que c'est le contraire qui s'est produit. C'est la même idéologie de justification et de dénégation de la part de gens qui ne veulent pas voir les réalités de l'histoire, qui dénient le droit à la résistance qui s'était exercé contre la colonisation française. Par rapport à ces critiques, je défends le droit du film à montrer ces violences de l'armée française. Il y a des films aux Etats-Unis sur la guerre du Vietnam, y compris sur la guerre en Irak, alors qu'en France, il y a toujours eu une difficulté à parler de la colonisation. Cela ne montre-t-il pas, une fois encore, que la dénégation est encore vivace, même si deux ambassadeurs français ont qualifié les événements du 8 Mai 1945 d'« épouvantables massacres » et de « tragédie inexcusable » ? C'est ce que j'appelle la croisée des chemins, parce qu'il y a deux discours contradictoires qui se tiennent dans la société française : il y a un discours selon lequel il faut que la France regarde son passé, y compris les pages sombres de ce passé, et les reconnaisse, notamment tout ce qui renvoie à l'histoire coloniale et à l'histoire franco-algérienne ; et puis il y a l'idée selon laquelle il n'y a rien à regretter du point de vue de ce passé colonial qui serait une œuvre positive. A mon avis, la reconnaissance est inévitable, la France ne pourra que le faire parce que c'est intenable d'être dans la dénégation. Vous avez, quant à vous, vu le film, qu'en avez-vous retiré ? Ce film tiré d'épisodes qui jusque-là n'avaient pas été traités dans une fiction et restent méconnus des Français, totalement niés à l'époque et encore mal reconnus. J'ai toutefois des remarques à faire sur la manière dont le cinéaste a évoqué le contexte historique sur certains points, mais je préférerais en parler lorsque le film sera dans les salles, je ne veux pas interférer sur la carrière de ce film qui me semble une œuvre cinématographique qui a le droit d'être présentée, d'être jugée par un jury à Cannes, par un public, par des critiques. Je ne veux pas me situer sur le même plan que le député Lionnel Luca qui parle alors qu'il n'a pas vu le film. Comment avez-vous été amené à voir le film ? A quelles fins ? Avec quelques collègues historiens qui souhaitaient réagir aux prises de position de MM. Luca et Falco, lorsqu'elles sont apparues dans les médias (un texte signé par des historiens et intellectuels, dont Pascal Blanchard, Benjamin Stora, Gérard Noriel, Mohammed Harbi et le directeur des éditions La Découverte, devra être publié dans la presse, ndlr) nous avons voulu exprimer notre désaccord avec ces réactions d'autant plus que des groupes ont appelé à manifester contre ce film au Festival de Cannes. Nous avons appris aussi qu'il y avait des pressions sur le festival, sur les circuits de distribution ; nous nous sommes dit que ce serait bien de voir le film si une occasion venait à se présenter. C'est comme cela que j'ai pu personnellement le voir. Des historiens ont travaillé sur ces questions... Les historiens ont travaillé, la société française commence à connaître un certain nombre de faits, mais en son sein, il y a des différences selon les classes d'âge, les périodes où les individus ont été à l'école, selon les sensibilités politiques, les cultures de groupes. Ce n'est pas un hasard si des élus qui ont porté ce discours de dénégation et de légitimation de la colonisation se situent géographiquement dans le Midi de la France.