Qui sont, devinez-vous, les ennemis de la nation et de l'Etat algérien ? Ce ne sont pas les étrangers, nos ex-colonisateurs ou les « impérialistes » occidentaux qui convoitent secrètement nos richesses ; ce ne sont pas seulement les poseurs de bombes, les semeurs de la terreur, à savoir les terroristes de tout acabit, les spéculateurs et la « maffia » aux frontières imprécises ; ce ne sont pas seulement les passeurs de drogues, les trafiquants d'armes à nos frontières ou encore ces formes exubérantes de corruption. Les ennemis de l'Etat et de la nation se trouvent en vérité tapis au-dedans, parmi nous, et ont pour noms : égoïsme, inconscience, indifférence, manque du civisme et du sens de la responsabilité. L'indifférence se traduit par plusieurs traits de conduite : insouciance envers les intérêts de la collectivité nationale, la poursuite du gain facile, la désaffection envers l'Etat envisagé plutôt soµs le rapport d'Etat providence, et donc de pourvoyeur de salaires, de denrées alimentaires et de rente de situation que sous le rapport d'une puissance transcendante, placée au-dessus des intérêts particuliers. Mais il en est d'autres ennemis invisibles, pourrait-on dire, débusqués et dénoncés à juste titre par le Premier ministre, Ahmed Ouyahia : ce sont les mentalités qui structurent nos modes de pensée, de sentir et d'agir sur le réel. Les traits de conduite précédemment cités semblent en découler. L'« ennemi mortel » de l'Algérie, selon Ahmed Ouyahia En soulevant la question des « mentalités » qui structurent le champ politico social, Ahmed Ouyahia soulève non seulement un problème politique, mais aussi une question relevant de la « sociologie générale ». Il en découle ce constat implacable de l'état de la nation et de l'ambiance culturelle dans laquelle elle baigne : « L'ennemi mortel de l'Algérie, déclare-t-il, réside d'abord dans nos mentalités : il a pour nous l'insouciance, la médiocrité ainsi que les égoïsmes individuels qui prennent le-dessus sur la collectivité, sur nous-mêmes, sur notre patrie. » (1) Et ailleurs, il revient à la charge pour énoncer que « la victoire sur cet ennemi n'exige pas tant le sacrifice suprême assumé par beaucoup pour que survive l'Algérie. Cette victoire en appelle le grand djihad, celui du sursaut des consciences, de la mobilisation des efforts, ainsi que de la résurgence du patriotisme, tout cela au service de la construction nationale. » (2) Et d'enchaîner plus loin encore : « L Algérie n'avancera pas avec d'un côté ceux qui travaillent et de l'autre ceux qui se confinent dans la seule critique. Elle ne se redressera pas avec, d'un côté, ceux qui souffrent, et de l'autre, ceux qui s'enrichissent indûment. Elle ne se construira pas en comptant seulement sur l'apport de l'Etat, sur des droits à réclamer sans devoirs à assumer. L'Algérie ne progressera pas dans l'anarchie et dans la surenchère. Elle ne se construira pas avec l'ignorance des compétences locales au profit de schémas conçus par d'autres, de l'extérieur, pour servir d'abord leurs propres intérêts (...) L'Algérie ne trouvera pas de salut dans les débats idéologiques, ni le passé, et encore moins dans le renoncement à notre identité par mimétisme, ni la course dogmatique vers l'ouverture économique, et encore mieux le populisme, n'apporteront de réponses à nos problèmes. » Puis, il conclut en ces termes presque pathétiques : « De jeunes Algériens, acculés par le désespoir, sont contraints au suicide à travers les mers. La criminalité et les maux sociaux se propagent à travers le pays, jusque dans nos villages les plus reculés, pendant que certains sont attelés à accumuler des richesses mal acquises. »(3) Je partage pour une grande partie cette analyse, mais je demeure sceptique quant aux possibilités de sa mise en œuvre. Car cette analyse, quelque peu juste et pertinente qu'elle puisse être, se heurte justement dans sa réalisation non seulement aux structures coriaces de ces mentalités supposées rétives aux changements, mais aussi et surtout à la force d'inertie du système politique algérien qui se montre sinon hostile, du moins craintif aux changements qu'il ne peut contrôler et auxquels il ne peut imprimer ses marques spécifiques : le dirigisme et la gestion jacobine des affaires de la nation. Dans ce système, les quelques hommes politiques ou les individus bien intentionnés et les mieux disposés aux refontes des mentalités, que Ouyahia appelle de ses vœux, ne peuvent rien entreprendre en ce sens tant ils demeurent eux-mêmes « prisonniers » des strµctures de ce système qui préfère, par son essence même, l'immobilisme aux mouvements tendus vers les bonds « qualitatifs ». Faut-il réformer les « mentalités » ou l'ensemble de l'ordre politico-juridique ? On voit que le changement des mentalités dans le sens du progrès supposent non seulement une bonne éducation (inoculée dès le primaire), mais aussi une volonté politique que seul l'Etat peut appuyer et impulser. Or, il semble qu'on n'en est pas encore à ce stade, puisque les blocages sont constitués pour une partie par les représentations sociales traditionnelles et pour une autre partie par les différentes institutions qui n'admettent des évolutions que « lentes » ou autorisées par « le haut ». C'est cette forte centralisation du pouvoir d'Etat qui inhibe dans une grande mesure les initiatives ou les velléités des changements mentaux et structurels de la société. Alors que Ahmed Ouyahia appelle de ses vœux le changement des « mentalités » de manière générale, moi je préconise des réformes profondes, de manière précise et élargie : elles doivent embrasser la justice, l'éducation nationale, l'enseignement supérieur, l'économie, les finances, le système de contrôle (la Cour des comptes), la définition des rôles du Parlement (APN) et de la Chambre dite basse, des forces armées, de la police, etc. Or, toutes ces institutions souffrent plus ou moins de certaines « mentalités » et de déficiences multiples, et des routines dont il faudrait faire le diagnostic pour y trouver des remèdes drastiques. Il faudrait identifier aussi les causes de ces déficits avant de leur apporter les réponses appropriées. ` Or, le fonctionnement de la plupart de nos institutions sont assujetties à certaines mentalités aux structures psychologiques assez rigides au point d'inhiber les actions et les efforts tendant à opérer les sursauts nécessaires. Encore faut-il une volonté politique résolue et concertée entre tous les acteurs de la scène politique pour envisager de conduire avec diligence et dans la sérénité ces réformes indispensables au « sursaut » dont parle M. Ouyahia. Sans consensus et sans délibération, il n'y aura point de « salut » et les changements souhaités se feront longtemps attendre... Que faire pour se ressourcer et abattre « les ennemis » qui sont en nous ? La place qui m'est impartie dans cet espace ne me permet pas de développer davantage toutes ces idées et notions de changements. Je me contente d'indiquer synthétiquement quelques pistes de réflexion, en forme de questionnements : comment peut-on changer les mentalités dans le sens positif lorsque l'on tolère, si on ne les encourage pas, les formes de gabegie, d'incurie, d'incompétence et du laisser-aller ? Est-il possible d'assainir nos structures mentales, de les élaguer de leurs éléments superflus ou archaïques, de leur libido matérielle intéressée ou égoïste, lorsque notre système politique et social valorise, par-dessus tout, la « réussite » matérielle facile, à tout prix, et tout cela au grand dam de l'effort, du mérite et de la compétence ? Pour inverser cette tendance fâcheuse et remettre les vraies valeurs éthiques et morales à l'endroit et non à l'envers, comme c'est le cas aujourd'hui, ne faudrait-il pas songer à établir des codes et des règles précises et à astreindre tout un chacun à les observer de manière univoque ? Ces questions méritent d'être débattues et méditées si l'on veut vraiment changer l'ordre des choses et donner un vrai sens à la société que l'on voudrait bien construire et à l'Etat de droit, juste et pérenne, que l'on souhaiterait se donner comme une puissance transcendante et régulatrice de l'ordre social et politique. Ces questionnements en appellent d'autres : quel projet justement de société devrait-on construire et sur la base de quels principes directeurs ? Avons-nous déjà un projet de société lisible pour tous et qui rassemblerait tous les Algériens comme un seul homme autour d'objectifs bien précis et lesquels ? Quel type de société (idéal) voudrait-on atteindre à l'heure de la mondialisation et de « l'économie de marché » ? Quel mode de gouvernance doit-on adopter pour faire un sort aux déperditions d'énergies, des richesses et des compétences créatrices ? Toute méditation sérieuse sur le présent et l'avenir devrait se questionner, et c'est de ces questionnements que surgissent de l'ombre épaisse les nettes perspectives d'action qui s'ouvrent sur l'avenir.Telle devrait être l'approche méthodologique à suivre ... L'auteur est : Professeur d'université Notes de renvoi : 1) Discours prononcé lors de l'ouverture du 3e Congrès de son parti, 25 juin 2008, cité par L'Expression du 26 juin. 2) Ouyahia, déclaration faite sur la radio nationale, Chaîne II, cité par L'Expression 25 Juin 2008 3) Cité par L'Expression, ibid.