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Qui sont-ils les ennemis de la nation et de l'Etat algériens ?
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 22 - 05 - 2010

Qui sont, devinez-vous, les ennemis de la nation et de l'Etat algériens ? Ce ne sont pas les étrangers, nos ex-colonisateurs ou les « impérialistes » occidentaux qui convoitent secrètement nos richesses ; ce ne sont pas seulement les poseurs de bombes, les semeurs de la terreur, à savoir les terroristes traqués dans les maquis par nos forces de sécurité conjuguées de l'armée, de la gendarmerie et de la police, lesquelles font leur boulot avec la conviction et l'honnêteté que requièrent l'obligation et le devoir de la mission bien accomplie. Nos ennemis ce ne sont pas seulement les passeurs de drogues, les trafiquants d'armes à nos frontières ou encore les formes de corruption, qui ne sont du reste pas la spécialité exclusive des Algériens. Les ennemis de l'Etat et de la nation sont en fait au-dedans, parmi nous, et ils s'appellent : égoïsme, inconscience, manque du civisme et du sens de la responsabilité. Ils s'appellent l'indifférence envers les intérêts de la collectivité nationale, la poursuite du gain facile, la désaffection envers l'Etat envisagé plutôt sous le rapport d'Etat- providence, de pourvoyeur de salaires, de denrées alimentaires et de rente de situation que sous le rapport d'une puissance transcendante, placée au dessus des intérêts particuliers. Les ennemis de l'Etat et de la nation sont encore ceux qui se dispensent de l imagination créatrice, de l'anticipation et de la projection dans le temps, et qui se laissent gagner par le gain facile, et pour qui les investissements productifs, générateurs de richesse et de développement local au profit de la grande majorité constituent le cadet de leur souci. La corruption dont beaucoup s'adonnent à cœur joie avec son cortège de fuite des capitaux, et de placements lucratifs dans les pays étrangers sont un signe flagrant de l'affaissement des valeurs morales, éthiques et patriotiques chez beaucoup de détenteurs de pouvoirs et de charges politiques et qui se prétendent pourtant être plus algériens que les algériens eux-mêmes ! Les ennemis de ces deux entités, l'Etat et la nation, sont ceux qui affectent d'aimer leur pays, qui affichent un patriotisme de façade, mais qui agissent de fait en cyniques et qui n'hésitent pas à ricaner et à rire sous cape des citoyens honnêtes qui affirment la primauté des intérêts de la nation sur les intérêts privés.
Plaidoyer en faveur d'une corruption « raisonnable » et « légalisée »
A propos de notre dépendance vis-à-vis du pétrole, le premier ministre actuel, Ahmed Ouahia, avait tenu un jour des propos très justes, et qui semblaient s'être passées tout à fait inaperçues. Il disait, en substance : « aujourd'hui déjà, sans le pétrole, notre nourriture quotidienne ne pourrait être assurée, car elle dépend de coûteuses importations, et que même les salaires des fonctionnaires ne pourraient être versés par l'Etat. » Des experts et des économistes de renom avaient fait état, dès le début des années soixante, de cette cruelle et préjudiciable dépendance de notre pays envers la rente pétrolière. Mais venant d'un chef de gouvernement, ces propos sonnent comme un aveu des revers de la politique économique suivie jusqu'alors par l'Algérie, laquelle ne semble pas avoir su tirer « aujourd'hui » encore les leçons des échecs cuisants enregistrés par le passé ( industrie industrialisante, les cinq étapes du décollage économique » à la Rostow, etc.). Mais plus grave encore que notre dépendance quasi-totale vis-à-vis de nos revenus pétroliers, c'est la corruption que ce liquide a suscité chez les gestionnaires de l'économie nationale qui constitue l'obstacle majeur à notre renouveau politique, économique et social. L'aiguillon essentiel qui fait mouvoir ces gestionnaires et ces « managers » institutionnels, n'est pas la prévoyance, l'anticipation, l'efficacité, et la production de la richesse dans l'intérêt de tous, mais la prédation des biens publics par le biais des commissions anormalement élevées lors des passations des marchés. Ils ont beau clamé le « patriotisme économique », ils ont beau revendiqué leur statut de « commis de l'Etat », beaucoup en effet de ces managers aussi bien politique qu'économique, n'ont en vue que leurs intérêts propres. Insatiables, « gourmands », et monstrueusement égoïstes, ces prétendus « managers » et ces « entrepreneurs politiques » fortement imprégnés par la culture des « commissions » aux pourcentages élevés au détriment du produit national brut (PNB), devraient en rabattre en exigeant aux partenaires étrangers 5 ou 10% des commissions au lieu de 50% ! Je serais bien d'accord pour que cette corruption soit réglementée, de manière à limiter les dégâts que suscite cette pratique désordonnée des passations des marchés, d'appels d'offres, de fausses factures et d'achats fictifs des biens d'équipements, et de contrats de gré à gré…
Investir l'argent des détournements en Algérie plutôt qu'à l'étranger…
Qu'une partie de la rente pétrolière soit détournée de manière « légale » par une poignée d'individus, que la corruption soit devenue une sorte de « sport national »[1], que pratiquent notamment les personnes les mieux positionnées dans les circuits politiques, administratifs et économiques soient un fait indéniable que nul ne conteste, cela ne fait point de doute. Elle n'est d'ailleurs pas l'apanage de l'Algérie. Ailleurs, elle fait aussi rage. En Russie, la corruption a atteint des summums tels qu'elle n'épargne guère la classe dirigeante. Aux Etats –Unis, et dans tous les pays de l'Europe démocratique, les passations occultes des marchés, les commissions et les pots de vins défrayent quotidiennement les chroniques judiciaires. Mais à la différence de l'Algérie, l'argent détourné par les citoyens de ces pays est immédiatement réinjecté dans les secteurs productifs. On y crée des emplois et des richesses. Certes, il y a évasion fiscale et placement d'une partie de cet argent extorqué au Trésor Public dans les paradis fiscaux d'Europe, mais cet argent est souvent réexporté vers les pays d'origine pour y créer des emplois. Rien de tel ne se fait en Algérie. Ma « fatwa laïque », pourrait-on dire, serait donc de rendre licite des détournements modérés des deniers publics, à condition qu'ils ne s'exportent pas, mais qu'ils soient immédiatement réinvestis localement pour créer au profit de tous les Algériens, sans exception, richesse et emploi. L'emploi et le développement de notre économie nous mettront à l'abri d'un certain nombre de risques et de fléaux : la dépendance à l'égard de la rente pétrolière et de l'étranger, la démographie galopante, le chômage croissant des jeunes, la délinquance et le terrorisme, etc., sont les défis qu'il faudrait relever par un usage rationnel de la rente pétrolière captée aussi bien par le Trésor Public que par des intérêts particuliers. Aimer son pays, c'est faire preuve de sens de responsabilité, c'est allier l'imagination créatrice à la générosité du cœur et de l'esprit. Agir différemment, c'est agir contre l'Etat et la nation.
La corruption et les prétendus « commis de l'Etat »
Figurent parmi les ennemis inconscients ou aveugles de l'Etat ceux qui se servent des institutions à la tête desquelles ils sont placés pour promouvoir leurs intérêts propres au détriment de ceux de la collectivité nationale. L'abus du pouvoir de certains responsables administratifs et même politiques, les violations de certaines règles du droit, la susceptibilité à fleur de peau de certains hauts « commis de l'Etat » envers la moindre critique constructive faite à leur action publique, l'orgueil déplacé, les rancoeurs et les ressentiments envers ceux qui ne pensent pas comme eux ou qui refusent de flatter leur ego ou glorifier leurs actions publiques, voilà qui compte parmi les figures anti-étatique et anti- nationale. Car le refus de la critique positive quand il se conjugue à la susceptibilité et à son cortège du désir d' auto- sanctification, d'auto- sacralisation, bloque toute perspective de débat, de refonte sociale et de renaissance intellectuelle. Le sentiment d'être « parfait » ou « infaillible » qui informe la représentation de certains de nos dirigeants et détermine leurs réactions et conduites, dissuade en effet toute velléité de manifestation de mise en cause que pourrait être tenté de faire un citoyen honnête à l'égard de leur action publique.
Mais l'usage même que certains responsables institutionnels font du temps dénotent le peu de cas qu'ils font de l'Etat dont ils sont censés être les « commis » ou les « serviteurs ». Le temps ou les heures pour lesquelles ils sont rémunérés pour faire leur travail, se trouve souvent gaspillé dans des conversations téléphoniques futiles avec des amis ou avec des membres de la famille. Aux temps perdus sans résultats tangibles pour l'Etat, s'ajoute la facture téléphonique que doit supporter le Trésor Public pour que ces parasites puissent donner à cœur joie à leurs fantaisies…
Enfin, il ne suffit pas de se dire : « je suis commis de l'Etat » ; encore faut-il savoir joindre le geste à la parole, de le servir effectivement avec un sens aigu de devoir et d'obligation, et non d' y voir seulement un instrument de pouvoir en vue d'assouvir ses besoins et de promouvoir son image et son prestige personnels.
Que choisir : démocratie ou Etat de droit ?
En parlant d' « Etat », certains de mes compatriotes, surtout parmi les intellectuels les plus avertis et les mieux instruits de la chose politique, pourraient à coup sûr me reprocher de donner corps à une fiction, à quelque chose qui n'existe que formellement, à savoir : un Etat manifesté sur le papier, tels les emblèmes, le drapeau, les organes de cœrcition. etc. Cela est certainement vrai, dans la mesure où cet Etat se trouve amputé de sa dimension essentielle : le manque du respect des règles juridiques que lui -même a édictées. Pourtant, qu'on ne le veuille ou pas cet Etat existe bel et bien, et il est même « fort » à la manière jacobine. Il dispose de tous les attributs non seulement de la violence physique, à savoir les organes d'ordre et de répression , mais aussi de la souveraineté politique. Anthropologiquement et « affectivement », tous les algériens ou presque d'identifient paradoxalement à cet Etat juridiquement « fictif » tout en s'opposant à lui en raison du fait que les hommes du « pouvoir » qui l'investissent s'en servent comme d'un instrument privé à des fins personnelles. Et c'est en vertu de cette représentation privative de l'Etat que ces hommes politiques ou du « pouvoir » font fi des principes d'équité, de justice, de représentation démocratique et de délibération. L' « âme » d'un Etat crédible, prestigieux, authentiquement démocratique , ne se mesure pas à l'aune de ses organes purement physiques ( armée, police, etc.), mais à l'aune du droit et de son respect scrupuleux. La noblesse de l'Etat dont parle Pierre Bourdieu ne réside pas dans la quantité, mais dans la qualité de ses principes politiques, philosophiques et juridiques. L'Etat baasiste de Saddam Hussein était apparemment « fort » militairement , mythe auquel croyaient beaucoup d'Arabes naïfs, et pourtant il s'était écroulé, tel un château de cartes, dès le premier heurt avec les forces de la coalition…C'est que Saddam Hussein et son régime étaient fondés non pas sur le droit et le consensus des citoyens, mais sur la force brute, et celle-ci n' a jamais fondé des Etats pérennes ou durables. Ceux qui s'arc-boutent sur la force pour gouverner, qui violent au grand jour les règles du droit tout en les interprétant à leur avantage, qui s'imaginent que le maintien des « tensions » et la reproduction des crises politiques et sociales leur permettent de perdurer à la tête du « pouvoir » d'Etat, ceux à qui le « calme », comme disait Belaïd Abdesselam, faisait plus peur aux dirigeants de sa génération que l'agitation politique et sociale, sont non seulement des inconscients et des irresponsables, mais des coupables devant comparaître devant le Tribunal de l'Histoire. Ils devraient tôt ou tard y répondre, morts ou vivants, de leurs forfaits.
Je pense qu'on ne saurait promouvoir la démocratie, et la pratiquer de manière plénière, sans faire au préalable l'apprentissage du droit. Or, la culture juridique doit précéder la culture démocratique, et sans celui là, celle-ci ne saurait s'établir. Nous autres, Algériens, ou certains d'entre nous, revendiquons la démocratie alors que l'esprit « juridique », c'est-à-dire le respect que suppose l'intériorisation du juste et de l'utile nous fait complètement défaut, et que seule la loi du plus fort compte. D'où le culte aveugle des « chefs » et des détenteurs du pouvoir, et d'où la tendance spontanée à s'en remettre. D'où vient cette fatalité de remise de soi à la « force » d'autrui plutôt qu'à la force du « droit » ? Du fait que nos mentalités restent profondément marquées par des structures patriarcales, et qui n'épargnent guère les représentations de l'ordre politique.
Faut-il réformer les mentalités ou l'ensemble de l'ordre politico- juridique ?
Ahmed Ouahia préconise la refonte des « mentalités ». de manière générale. Moi, je préconise des réformes de manière précise et élargie : elles doivent embrasser la justice, l'éducation nationale, l'enseignement supérieur, l'économie, les finances,le système de contrôle ( La Cour des Comptes), la définition des rôles du Parlement (APN) et de la Chambre dite basse, des forces armées, de la police, etc. Or, toutes ces institutions souffrent plus ou moins de certaines « mentalités » et de déficiences multiples, et des routines dont il faudrait faire le diagnostic pour y trouver des remèdes drastiques. Il faudrait identifier aussi les causes de ces déficits avant de leur apporter les réponses appropriées. Or, le fonctionnement de la plupart de nos institutions sont assujetties à certaines mentalités aux structures psychologiques assez rigides au point d'inhiber les actions et les efforts tendant à opérer les sursauts nécessaires.
L'ennemi mortel de l'Algérie, selon Ahmed OUYAHIA
Mais le mérite M. Ahmed Ouahia aura été d'avoir fait un constat implacable de l'état de la nation et de l'ambiance culturelle dans laquelle elle baigne. Constat auquel, je pense, tout le monde adhère sans contredit :« L'ennemi mortel de l'Algérie, déclare-t-il, réside d'abord dans nos mentalités : il a pour nous l'insouciance, la médiocrité ainsi que les égoïsmes individuels qui prennent le dessus sur la collectivité, sur nous-mêmes, sur notre patrie. » (Discours prononcé lors de l'ouverture du 3e Congrès de son parti, 25 juin 2008, cité par l'Expression du 26). Et ailleurs, il revient à la charge pour énoncer que :« La victoire sur cet ennemi n'exige pas tant le sacrifice suprême assumé par beaucoup pour que survive l'Algérie. Cette victoire en appelle le Grand Djihad, celui du sursaut des consciences, de la mobilisation des efforts, ainsi que de la résurgence du Patriotisme, tout cela au service de la construction nationale. » ( Ouyahia, déclaration faite sur la radio nationale, chaîne II, cité par L'Expression 25 Juin 2008). Et d'enchaîner encore :« L'Algérie n'avancera pas avec d'un côté ceux qui travaillent et de l'autre ceux qui se confinent dans la seule critique. Elle ne se redressera pas avec d'un côté, ceux qui souffrent et de l'autre ceux qui s'enrichissent indûment. Elle ne se construira pas en comptant seulement sur l'apport de l'Etat, sur des droits à réclamer sans devoirs à assumer. L'Algérie ne progressera pas dans l'anarchie et dans la surenchère. Elle ne se construira pas avec l'ignorance des compétences locales au profit de schémas conçus par d'autres, de l'extérieur, pour servir d'abord leurs propres intérêts.( …)L'Algérie ne trouvera pas de salut dans les débats idéologiques. Ni le repli sur le passé, et encore moins dans le renoncement à notre identité par mimétisme, ni la course dogmatique vers l'ouverture économique, et encore mieux le populisme, n'apporteront de réponses à nos problèmes. » Puis, il conclut en ces termes presque pathétiques :« De jeunes algériens, acculés par le désespoir, sont contraints au suicide à travers les mers. La criminalité et les maux sociaux se propagent à travers le pays, jusque dans nos villages les plus reculés, pendant que certains sont attelés à accumuler des richesses mal acquises. » ( Cité par L'Expression, ibid.)
Je partage tout à fait cette analyse, mais je crains qu'elle ne puisse trouver un terrain d'application tant les réformes des institutions précitées demeurent bloquées, et tant les hommes politiques demeurent prisonniers qu'ils sont de leurs réflexes grégaires et tribales, et surtout crispés sur leurs privilèges et cramponnés à leur pouvoir d'hommes non d'Etat, mais d'hommes de « clans » et de chapelles, lieu d'intrigues et de réunions en conciliabules par excellence…
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[1] Lire l'excellente interview de Maître Mouloud Brahimi dans Liberté du 8 mars 2010, p.9


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