Tenus hier, les procès des six détenus poursuivis pour le port de l'emblème amazigh ont été particuliers et empreints de fortes émotions. Les prévenus se sont défendus de manière magistrale tout autant que leurs avocats, avant que le parquet ne requière une peine de 2 ans de prison ferme et que les trois premières affaires soient mises en délibéré pour le 29 octobre. Il y avait beaucoup d'émotion, d'incertitude et de crainte en ce mardi 22 octobre lors du procès, au tribunal de Sidi M'hamed, près la cour d'Alger, des six détenus arrêtés pendant les marches du vendredi avec l'emblème amazigh. La salle d'audience était bondée d'avocats mais aussi de familles, de militants et de citoyens venus nombreux exprimer leur solidarité aux six détenus, Khaled Oudihat, Billal Bacha, Messaoud Leftissi, Djaber Aibeche, Hamza Meharzi et Tahar Safi, qui ont fait leur apparition dans le box des accusés, entourés par des policiers, vers 12h30. Les yeux braqués sur la salle, certains un peu inquiets, d'autres plutôt sûrs d'eux, ils sont en tenue de sport, et l'un d'eux porte un tee-shirt noir sur lequel on peut lire en lettres blanches : «Toutes les Algériennes et tous les Algériens pour une démocratie en Algérie.» La discussion entre les avocats porte sur les circonstances de renvoi des trois dossiers devant le tribunal correctionnel. «Il y a trois jours, le juge a décidé de prolonger le délai de détention provisoire, qui devait expirer aujourd'hui (hier). Tous ont été arrêtés durant la marche du 21 juin. Hier, on nous envoie des SMS pour nous dire que les affaires sont renvoyées devant le tribunal. Pas seulement ces affaires, mais aussi de nombreuses autres pendantes aux tribunaux de Bab El Oued et de Sidi M'hamed. C'est du jamais-vu», nous lance Me Aouicha Bakhti. Pour bon nombre d'avocats, parmi la quarantaine constituée, «il y a eu instruction pour faire juger les détenus». Dès l'ouverture du procès, le collectif de la défense met en avant «les nombreuses violations de la procédure» durant l'arrestation, l'interrogatoire et la garde à vue au niveau de la police, et qui «devraient susciter l'annulation de la poursuite». Le procureur conteste et remet en cause les arguments des robes noires avant que la juge ne décide de joindre les demandes à l'examen du dossier. Elle appelle Billal Bacha et lui rappelle qu'il est poursuivi pour «atteinte à l'intégrité et à l'unité nationale». Debout, respirant l'assurance, il fixe la magistrate et lui lance : «Je n'arrive toujours pas à croire que je puisse être emprisonné pour une telle accusation. J'ai senti tout le poids de cette injustice à El Harrach durant les quatre mois de détention. L'emblème incarne mon identité, et le drapeau est sacré, parce qu'il représente ma patrie.» La présidente reste silencieuse durant toutes les déclarations de Billal Bacha, puis donne la parole à Djaber Aibeche. Très inquiet et surtout émotif, il explique : «J'étais à la maison lorsque mon père, qui était à Jijel, m'a contacté par téléphone pour me demander d'aller remettre l'emblème amazigh à un ami à lui qui attendait dehors. J'ai pris l'emblème et le drapeau national et je les ai mis dans un sac. En sortant de l'immeuble, des agents en civil m'ont interpellé. Ils m'ont confisqué le sac et m'ont emmené au commissariat…» La présidente : «Portiez-vous l'emblème lorsque vous avez été arrêté ?» Le prévenu : «Pas du tout. Il était dans le sac.» «Vous pouvez me condamner ou me relaxer, cela ne signifie rien pour moi» La présidente appelle Messaoud Leftissi, un jeune d'une force de caractère inouïe et aux convictions dures comme fer, dont les propos tranchent totalement avec ceux de ses co-inculpés. «Pardonnez-moi, mais je ne vais pas justifier le fait que j'ai porté l'emblème amazigh. Ce n'est pas un article de loi qui peut m'empêcher d'affirmer mon identité. Je ne vais pas utiliser le tribunal comme tribune politique. Mais, je dois vous dire que je n'ai rien commis d'illégal en affirmant mon appartenance à une identité et à une culture ancestrales», lance le prévenu avant que la présidente ne l'interrompt. «Restez dans le sujet», lui dit-elle, suscitant la réaction intempestive des avocats : «Laissez-le se défendre. Il a droit à la parole.» Le prévenu poursuit : «Ce que j'ai fait ne constitue pas une violation de la loi. Je suis venu ici au tribunal, parce que j'ai été ramené de force de ma cellule. Je n'ai pas à me défendre d'un délit que je n'ai pas commis. Vous pouvez me condamner ou me relaxer, cela ne signifie rien pour moi.» La salle d'audience vibre sous les acclamations des avocats et de l'assistance. Certains citoyens crient : «Algérie libre et démocratique !» suscitant la réprobation des policiers et de la magistrate. L'ambiance est très lourde et le procureur semble avoir du mal à entrer en scène. Il revient sur l'historique de cet article 76 du code pénal qui, dit-il, n'a jamais changé depuis le premier code, puis se lance dans une long exposé sur le drapeau national, sa sacralité, sa symbolique et sa protection par la loi, tout autant que l'hymne national, de toute atteinte, depuis sa confection jusqu'à son utilisation sur les frontons, puis termine en disant que dans les marches de protestation, les Algériens ont porté le drapeau, parce qu'ils se reconnaissent tous dans ses couleurs. «Hisser un autre, c'est lui porter atteinte.» De ce fait, il requiert une peine de 2 ans de prison ferme assortie d'une amende de 100 000 DA contre les trois inculpés. Une quarantaine d'avocats des barreaux d'Alger, de Tizi Ouzou, de Béjaïa et de Boumerdès se succèdent à la barre pour démonter de manière détaillée l'inculpation et réclamer la relaxe. Le bâtonnier de Tizi Ouzou n'y va pas avec le dos de la cuillère. Pour lui, ces jeunes «savent tous faire la différence entre le drapeau et l'emblème amazigh, qu'ils portent depuis le 22 février durant les marches du vendredi. Pourquoi ont-ils été arrêtés le 21 juin ? Tout simplement parce que le chef de l'état-major de l'Anp a prononcé un discours dans une caserne, il n'aurait pas dû le faire, pour interdire l'emblème amazigh. Ce dernier est hissé dans les stades durant les matchs de football et personne n'est inquiété. Il n'a jamais posé problème. Les détenus ne sont pas allés arracher le drapeau national des frontons des institutions pour le remplacer par l'emblème amazigh. Aucun article de loi ne définit ce dernier comme un danger pour notre unité ou notre intégrité nationale. Assez des atteintes aux libertés. Laissez le peuple respirer. Rendez-lui espoir». «En emprisonnant ces jeunes, vous en avez fait des militants convaincus» Lui succédant à la barre, un autre avocat tire de son cartable un emblème amazigh et lance : «Dites-moi madame la présidente, est-ce que ce bout de tissu peut constituer un danger pour le pays. Regardez ces couleurs et ces motifs qui renvoient à notre identité millénaire. Les magistrats de Annaba et de Mostaganem ont compris et décidé en leur âme et conscience de relaxer les détenus. Ils sont entrés dans l'histoire. Faites comme eux, libérez ces jeunes.» D'autres avocats se demandent pourquoi avoir privilégié l'instruction et maintenu en détention les jeunes, alors qu'on aurait pu, à la limite, passer par une comparution immédiate, surtout qu'ils ont été arrêtés avec l'emblème, donc en flagrant délit. «Que veulent-ils faire, nous confisquer notre identité ? De quel droit dit-on à ces jeunes Algériens qu'ils ne sont pas Algériens», déclare un autre avocat, avant que les voix des manifestants brisent le silence de l'audience. «Libérez nos enfants !» Trois mot qui résonnent fort dans la salle. Les plaidoiries se poursuivent. «Ont-ils déchiré le drapeau, brûlé ou marché dessus ? Non. Ils le portaient tout comme l'emblème amazigh. Ils tiennent tous à ce drapeau qui unit tous les Algériens. On veut confondre entre l'emblème des séparatistes et celui amazigh. Non, la Kabylie est la région qui a le plus donné à la révolution pour que ce drapeau soit hissé partout sur le territoire national. En emprisonnant ces jeunes, vous en avez fait des militants convaincus. Ce sont des affaires politiques et d'opinion», plaide un jeune avocat. Vers 16h, la présidente demande au collectif de s'entendre pour permettre aux trois autres prévenus d'être jugés. La cacophonie qui s'en suit pousse la magistrate à lever l'audience. Vingt minutes plus tard, elle revient et entend les derniers avocats, avant de mettre, en fin de journée, l'affaire en délibéré. Le verdict sera connu le 29 octobre. La présidente appelle les trois autres prévenus. Nous y reviendrons dans notre prochaine édition.