Le ministère de la Défense évalue le personnel qui a travaillé pour les essais nucléaires français en Algérie à 27 000, dont 3000 travailleurs algériens. Paris De notre bureau Le président de l'Association des vétérans des essais nucléaires (AVEN), Jean-Luc Sans, a qualifié d'« effet de manches » le décret d'application de la loi du 5 janvier 2010 portant sur les indemnisations des victimes des effets des essais nucléaires en Polynésie et en Algérie que le ministre de la Défense Hervé Morin présentera demain après-midi à la presse. Ce décret est « verrouillé », dénoncent les représentants de l'AVEN dans une conférence de presse tenue jeudi dernier au cabinet de maître Teissonnière, avocat-conseil de l'association. « Le lien de causalité entre la maladie et l'irradiation est remis en cause. A partir du moment où l'on introduit la notion de risque négligeable, le lien de causalité est de fait remis en cause. La dosimétrie est le seul arbitre ; or, la dosimétrie a montré ses limites. Au Sahara, il n'y avait pas toujours de dosimètres », a précisé le président de l'AVEN. « Les arbitrages rendus au niveau du gouvernement et devant les élus n'ont pas été tenus. » Le décret ne fait pas mention de l'environnement ni de la santé des populations locales. « Il n'y a rien sur le comité de suivi », indique Jean-Luc Sans, ajoutant que les zones géographiques contaminées ont été définies de façon restrictive. « Nous avons ouvert une brèche ; au début il n'y avait rien, il y a aujourd'hui un décret, mais qui n'est pas parfait. Notre combat de 9 ans doit continuer. La liste des maladies a été relevée à 18. » « Il faut qu'il y ait un suivi médical, une prévention coûtera moins cher que le traitement d'une pathologie lourde. » Les vétérans considèrent aussi que le ministre de la Défense est juge et partie. L'AVEN n'exclut pas de faire recours à ce décret pour qu'il soit modifié dans un sens moins limitatif. Ce sont des centaines de victimes qui seront exclues du champ de la loi du fait qu'elle ne retient que 18 pathologies (des cancers) en se fondant sur la liste de l'UNSCAAR, que l'AVEN considère comme incomplète. Il est également envisagé la création d'un observatoire composé de juristes, de scientifiques et de parlementaires pour suivre l'évolution du traitement des dossiers des personnes contaminées, a annoncé le président de l'AVEN. « Il faut que le gouvernement algérien réagisse » S'agissant des victimes algériennes résidant en Algérie, « il faut que le gouvernement algérien réagisse et agisse », nous a affirmé Jean-Luc Sans. Patrick Bouveret, président de l'Observatoire des armements dont le siège est à Lyon, également coprésident du comité Vérité-Justice, enchaîne : « Nous avons des inquiétudes particulières pour les populations nomades du Sahara. Comment vont-elles prouver, par exemple, qu'elles étaient sur les lieux au moment des essais ? » Jean-Claude Hervieux, vétéran du Sahara, rappelle qu'« il y a tout ce qu'on a laissé derrière nous au Sahara : on a enterré des matériaux irradiés. Certains ont été déterrés à des fins d'utilisation par les populations ». Si les populations polynésiennes contaminées sont estimées à 2000 personnes, dont 600 enfants de moins de 15 ans, qu'en est-il des populations algériennes, dont une grande majorité est constituée de nomades ? Et des civils algériens qui ont été recrutés pour faire le nettoyage des sites atomiques sans protection adaptée ? Le ministère de la Défense évalue le personnel qui a travaillé pour les essais nucléaires français en Algérie au Centre d'expérimentations militaires (région de Reggane) et au Centre d'expérimentations militaires des Oasis (In Nekker) à 27 000, dont environ 3000 travailleurs algériens employés localement. Quant aux populations de la région de Reggane, elles avaient été estimées à 50 000 personnes en 1957. P. Bouveret nous affirmait dans un entretien réalisé en mai 2009 que « la radioactivité ne s'arrête pas avec la fermeture des centres d'essais, elle se poursuit, y compris sur des dizaines de milliers d'années ». « Les personnes qui résident dans ces zones-là sont confrontées à cette radioactivité à travers la chaîne alimentaire, l'eau, les poussières, le sable. » A la faveur de la conférence de presse qu'il avait donnée le 27 mai 2009 à l'issue de la présentation en Conseil des ministres de son projet de loi relatif à la réparation des conséquences sanitaires des essais nucléaires français au Sahara et en Polynésie, le ministre de la Défense, Hervé Morin, nous avait affirmé que « pour l'Algérie, il s'agit d'un dispositif particulier, l'Algérie étant un Etat souverain et indépendant. Nous comptons considérer tous les travailleurs qui ont participé aux essais nucléaires français au Sahara entre 1960 et 1967. Toutes les victimes seront indemnisées selon des règles identiques ». Concernant les essais réalisés en Algérie, le ministre nous avait soutenu que « sur les 13 tirs en galeries, 4 ont connu des incidents, dont un majeur. Les fuites de radioactivité ont été mineures, sauf pour le site de Berryl. Nous sommes en train de préciser les choses. La zone interdite durant les tirs est immense, elle est de 350 km par 450 km, selon les documents dont nous disposons. C'était une zone inhabitée qui a fait l'objet d'une surveillance stricte assurée par des hélicoptères ». Quant au groupe d'experts algériens et français mis en place fin 2007, M. Morin s'était contenté de dire : « Cela fait partie des relations avec la France. » Un accord bilatéral franco-algérien ? Marcel Jurien de la Gravière, le délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la défense, nous affirmait, pour sa part, que la loi française d'indemnisation des personnes concernées se traduira par un accord bilatéral franco-algérien : « La loi, avec son décret d'application, relève de la législation française. L'Algérie étant un Etat souverain, il faudra nécessairement qu'il y ait un accord bilatéral franco-algérien qui en traduise le contenu pour qu'il soit appliqué en Algérie. Dès à présent, il est acquis qu'il faudra que, via les chancelleries ou les ambassades, il y ait une négociation bilatérale sur ce sujet spécifique et il faudra prendre en considération les critères de la loi française, les sites géographiques tels qu'ils sont définis dans la loi française. Dans la future loi française, on précise bien qu'il s'agit du Centre saharien d'expérimentations militaires (CSEM), c'est essentiellement la région de Reggane, et du Centre d'expérimentations militaires des Oasis (CEO), c'est la région d'In Ekker. » Pour les autorités algériennes, l'indemnisation potentielle par l'Etat français des Algériens irradiés ne constitue qu'un aspect du traitement global de la question des retombées négatives des essais nucléaires durant les années 1960. C'est « bien », mais ce n'est pas suffisant, avait estimé le ministre des Affaires étrangères, Mourad Medelci, en juin 2009. « Il faut traiter cette question dans le fond », avait indiqué le chef de la diplomatie algérienne. La loi relative aux conséquences sanitaires des essais nucléaires dans le Sahara algérien et en Polynésie induit la reconnaissance de fait par l'Etat français que ces essais n'ont pas été aussi « propres » que ce qui a été affirmé avec constance. Cette loi a été précédée de 18 propositions formulées par des parlementaires, par une montée au créneau de vétérans accompagnés par des chercheurs, des parlementaires et des juristes pour les actions en justice, ainsi que par la médiatisation de leur action.