– Le hirak, qui vient de boucler une année, a été marqué par une forte présence féminine. Le fait de s'en féliciter ne serait-il pas réduire leur place en tant que citoyennes à part entière ? Jusqu'au hirak, le vendredi était une journée qui n'était pas consacrée aux femmes ni à la citoyenneté active. Il est indéniable qu'elles jouent le même rôle que n'importe quel citoyen à part entière. Mais il est important de reconnaître que le combat est double, que notre présence et notre place dérangent, surtout quand nous sommes organisées. Le fait est qu'à ce jour, le combat des moudjahidate n'a pas été évoqué à sa juste mesure. Aussi est-il primordial de rappeler et d'insister sur le fait que les femmes sont là et qu'elles font partie intégrante de ce mouvement populaire. – Ce combat-là n'est-il pas aussi celui de la reconquête de l'espace public ? Oui, d'autant que l'espace public est aussi celui du harcèlement, de l'agression verbale ou physique. La mixité se passe dans un ordre dirigé, dans un sens voulu. En dehors de ce cadre, la présence féminine dérange. L'on sait très bien qu'à partir de 17h, les femmes sont minoritaires, y compris dans les grandes villes. Oui, c'est une reconquête, une autre façon d'occuper l'espace public, en tant que citoyennes à part entière. Il ne faut pas oublier que le code de la famille est encore en vigueur : nous sommes réellement et concrètement des citoyennes sous réserve. Il faut prendre conscience que les femmes marchent dans les villes du Nord mais qu'elles ne sont pas visibles partout dans ce hirak. Aussi est-il important de valoriser cette avancée, surtout quand on la compare à l'histoire du mouvement des femmes en Algérie où, à chaque étape, on leur disait soit que ce n'était pas le moment, soit que c'était fini et qu'il leur fallait retourner à leurs fourneaux. – Cette présence des femmes, même relative, n'est-elle pas la preuve d'une avancée ? C'est la preuve que les femmes ne sont pas près de céder. C'est la preuve que les femmes ont arraché des acquis. C'est la preuve que la lutte des femmes féministes a donné ses fruits. C'est la preuve que les efforts fournis pour la scolarisation des filles par nos aînées ont donné leurs résultats. C'est la preuve de la résistance des femmes durant les années 1990, elles qui n'ont pas quitté l'école bien qu'elles aient été les premières visées. Elles sont aujourd'hui majoritaires dans les universités : plus de 65% des bacheliers sont des femmes, bien qu'elles restent minoritaires sur le marché du travail formel, représentant à peine 18%. L'Algérie figure parmi les pays ayant les taux les plus faibles en matière d'occupation de postes de responsabilité, représentant à peine 11% et seulement 2% de femmes occupent des postes décisionnels. Que signifie cela ? Que nous sommes là pour lutter mais nous ne sommes pas là pour décider ? C'est là une discrimination qu'il faudrait mettre en avant. Bien sûr, le hirak a révélé une société qu'on a essayé d'étouffer. Nous avons découvert une société qui était prête à autre chose, une société ouverte qui réfléchissait autrement, une société qui avait une autre vision de son avenir politique et économique. – Pourtant, la société, y compris celle du hirak, donne l'impression qu'elle n'est pas prête pour les revendications féministes… C'est là l'histoire du monde et de l'Algérie qui se répète. Les gens ne seront jamais prêts parce qu'il s'agit de retirer des privilèges afin de rétablir l'égalité. Le féminisme concerne l'égalité et non pas la prise de pouvoir. Il est question de partage. Pour bon nombre de nos concitoyens, on est égaux quand cela nous arrange. La question de l'héritage en est l'une des démonstrations (bien que cette question est, de mon de vue, très bourgeoise du fait que les classes populaires sont encore très pauvres en Algérie). Il n'y a pas d'égalité, il y a de la discrimination. Les femmes sont encore stigmatisées. Il y a de la violence, du harcèlement, des représentations misogynes dans les médias. Ce sont des questions auxquelles il va falloir répondre. Il faut arrêter de banaliser les violences, qu'elles soient symboliques, psychologiques, sexuelles ou autres. Pendant de longues années, l'on a essayé de dépolitiser les Algériens et les Algériennes. Nous connaissons la situation des femmes et l'injustice des lois car nous sommes engagées dans le mouvement féministe. Mais la plupart des femmes découvrent ces questions au tribunal. Ce texte fait des dégâts incommensurables. Le code de la famille est non seulement anticonstitutionnel (la Constitution favorise l'égalité), mais il est une insulte à la femme. Pourquoi y a-t-il eu un code de la famille en 1984 ? Pourquoi avons-nous été très fiers d'avoir arraché l'indépendance grâce aux hommes et aux femmes pour les trahir, voire tabasser ces mêmes moudjahidate pour avoir refusé ce texte ? – Qu'en est-il aujourd'hui des aspirations féministes ? L'on se rappelle que le carré des féministes a été mal accueilli à ses débuts. Cela a-t-il changé ? La première fois que le carré des féministes a été mis en place, cela s'est très bien passé. Celui-ci avait été annoncé le 16 mars et s'est tenu, pour la première fois, le 22 mars. Il y a eu un carré, dès le 8 mars, après l'appel sur les réseaux sociaux pour que les femmes sortent afin de soutenir les hommes (vous remarquerez encore une fois que l'on veut de nous juste comme une force d'appoint), il fallait qu'on exprime que nous étions là en tant que citoyennes à part entière revendiquant les mêmes choses. Après, il fallait s'organiser, car nous connaissions déjà l'expérience des années 1988 et 1999 où même les démocrates – et pas seulement les islamistes – avaient déclaré que ce n'était pas le moment d'appréhender la question de la femme. Aussi était-il primordial, dès le début du mouvement populaire, de s'organiser pour que la démocratie revendiquée soit complète, accordant les droits à tous les citoyens. Vendredi 29 mars, nous avons été agressées et c'était très bizarre. Nous étions à peine arrivées que nous avons été prises à partie par des jeunes mobilisés à notre encontre. C'était très violent. Nous avions été agressées sur l'espace public et lynchées sur les réseaux sociaux. Il y a eu une très mauvaise prise en charge de la part des autorités car nous avons eu des difficultés pour déposer plainte. Certaines personnes, dont moi-même, avons été menacées directement. Certes, nous avons pris quelque temps pour réfléchir, d'autant que notre sécurité était en jeu mais il était inenvisageable, en tant que femmes et féministes, de reculer dans un hirak dont nous faisions partie, inscrit dans un combat qui est l'aboutissement de luttes sociales qui plongent leurs racines profondément dans notre histoire. Mais il est nécessaire de rappeler que nous avons bénéficié de beaucoup de soutien. Cela était visible dès le vendredi d'après où la solidarité était bien plus importante que la violence exprimée, nous encourageant à continuer. Il y a eu aussi la manipulation médiatique qui n'a pas joué en notre faveur. Les médias – et aussi le pouvoir – ont fait en sorte qu'on soit assimilée à «la main étrangère». A-t-on vraiment besoin de l'étranger pour parler des droits des femmes, de l'égalité ? Ce sont là des valeurs de base de toute démocratie. Aujourd'hui, il y a plusieurs carrés féministes composés de citoyennes organisées, bien que certains veuillent nous mettre dans la case des corporations. Nous ne pouvons pas être classées dans cette catégorie car nous représentons 50% de la société. Nous sommes présentes dans toutes les corporations, que ce soit parmi les étudiants, les travailleurs, les chômeurs, les avocats, les magistrats et bien d'autres… Nous voulons une égalité effective, une démocratie réelle qui touche tout le monde.