A quelques jours de mon départ, ma femme me paraît plutôt inquiète. Elle ne cesse de proposer à ma fille de deux ans de venir dans mes bras. Brahim Tazaghart (*) Des connaissances se montrent étonnées. « Aller à Baghdad, maintenant, c'est prendre des risques inutiles », me dit-on. Des éditeurs orientaux, rencontrés au dernier Salon international de la littérature et du livre de jeunesse à Alger, me déconseillent de prendre part à la rencontre. J'entends mais n'écoute que mon cœur qui, prenant les devants, est déjà là-bas, parmi les poètes et les enfants d'Irak. Lundi 28 juin. Arrivée à Baghdad à 8h30 locales. L'aéroport est tout modeste. Je suis presque déçu de le trouver aussi quelconque compte tenu de la richesse et des ressources du pays. La petite délégation est accueillie à l'arrivée par le directeur général des relations culturelles, M. Al Mandalaoui. Après les formalités d'usage, direction Hôtel El Mansour, lieu de notre hébergement et du déroulement de la rencontre. L'accueil est très chaleureux. Après le déjeuner, le rendez-vous pour le dîner est donné au boulevard Abou Nouas. Je monte dans ma chambre, dormir. Quand le téléphone sonne, c'est déjà 21h. Je descends. Deux jeunes, d'une constitution forte, m'attendent à la réception. « Les autres sont déjà à Abou Nouas, nous devons les rejoindre », me dit l'un deux. Je monte dans le 4X4 qui avance dans la nuit. Les points de contrôle sont fréquents. A Abou Nouas, notre chauffeur trouve des difficultés à stationner. Il est 22 heures, le lieu est plein de monde. Mon arrivée au restaurant est saluée par des applaudissements de bienvenue. L'ambiance est sympathique. Le 29 juin. 10h. l'ouverture du colloque, dans la salle Qortoba, est solennelle. L'hymne national irakien et suivi de la lecture de quelques versets coraniques. Le Dr. Alla Abou Al-Hassen, DG de la maison El-Mamoon pour la traduction et l'édition, organisatrice du colloque, revient dans son allocution sur le rôle de Baghdad dans la traduction des œuvres philosophiques grecques à l'arabe, et via cette langue, vers les langues occidentales. Le Dr Maher Daly Al Hadithi, ministre de la Culture, insiste sur le rôle de la traduction dans le dialogue entre les civilisations et les cultures mais aussi, sur les efforts de l'Irak actuel à se remettre sur ses pieds. Munaim Alfakir, journaliste, poète et traducteur reconnu, au nom des invités, demande au ministre de la Culture de proposer à la prochaine réunion des ministres de la Culture des pays arabe la création d'un fonds commun pour le soutien à la traduction, mais aussi, la création d'un fonds euro-arabe. L'Etat doit soutenir et non pas intervenir, dira-t-il en guise de mot de clôture à son intervention. Le ton est donné. Aucune censure ni autocensure dans l'air.Après l'ouverture officielle du colloque, le coup d'envoi des communications est donné par Thouria Ikbal, poétesse marocaine et spécialiste du soufisme. Elle parlera de la traduction de l'œuvre d'Ibn Arabi. Elle sera suivie par beaucoup d'intervenants irakiens et étrangers. Nikola Madzirov fera le parallèle entre son pays, la Macédoine, et l'Irak. « Chez nous dans les Balkans, nous avons une guerre chaque dix années », dira-t-il. Cybele Bonakovri, lui, présentera son beau livre consacré à un voyage au Yémen, avec de belles traductions de textes arabes vers le danois. Ayten Mutlu de la Turquie se présenta, en plus de son statut de poétesse, comme militante féministe. Mercredi 30 juin. Une conférence sur les difficultés de traduction entre l'arabe et l'hébreu dans la matinée. Durant les travaux de l'après midi, le Dr Alla Abou Al Hassen, président de séance, m'envoie un papier : « Tu es prêt pour présenter ta communication ou nous laissons pour demain ? ». Sans attendre, je lui réponds que je préfère intervenir le lendemain matin, en séance de clôture. Il acquiesce. Je me surprends à me remémorer toutes ces conférences et ces rencontres interdites pendant de longues années dans mon pays. Dans l'après midi, direction : le musée national d'Irak. Là, nous sommes surpris de retrouver des objets subtilisés dans le contexte de l'attaque américaine sur Baghdad. Sur chaque élément d'exposition est mentionné le lieu où il a été récupéré. Une façon de fixer l'histoire et de marquer ce moment de reconstruction du nouvel Irak. Dans ce pays, tout est mémoire. En début de soirée, une nouvelle sortie. Nous sommes conviés à visiter le quartier El Kadhimia. Sur place, les mesures de sécurité sont draconiennes. Des américains invisibles Le quartier et toute la ville se préparaient pour la célébration de la mort de l'Imam Moussa Ben Djaffer Al Kadhem, descendant du prophète. Les femmes sont priées de se voiler. Arrivé devant la mosquée, c'est carrément le hidjab dans ses règles les plus strictes que mettent Hans, Thouria, June et les autres. Un journaliste de la chaîne satellite Karbala me sollicite pour un écho. Je lui parle de la tristesse des Algériens après l'élimination de l'équipe nationale, une entrée en matière qu'il ne semble pas aimer. Je coupe court. Je me dirige vers la mosquée pour visiter l'atelier de sculpture sur bois qui fait la fierté de nos hôtes. Depuis trois jours que nous sommes a Baghdad, et aucune trace des soldats américains dans la vie civile des Irakiens. Seuls leurs tanks sont présents dans les coins des rues, occupés, celles-là, par des jeunes soldats irakiens qui semblent nouvellement recrutés. La ville respire la crainte, mais la vie est présente, avec force. « Nous n'avons pas choisi cette situation, nous n'avons pas appelé les forces américaines, elles ont pénétré nos frontières à partir de terres arabes. Nous saurons dépasser nos différences. Si nos voisins, à l'exception de la Turquie qui observe une position bienveillante, cessent de s'ingérer dans nos affaires, le retour à la normale sera plus rapide », me dit un accompagnateur. Mercredi 1er juillet. « Azul fell-awen. Ansuf yiswen gher usarag-a ». C'est par ces mots que j'entame ma communication. J'ai tenu à dire ces mots en tamazight, ici, à Baghdad, devant ce parterre d'écrivains et d'intellectuels irakiens et étrangers, pour donner visibilité à ma langue. Dr Alla, président de séance, me sourit, m'encourageant à entamer mon exposé. En remerciant l'assistance pour sa patience et sa bonne écoute à la fin de ma conférence, un tonnerre d'applaudissements me réconforta dans ma conviction d'avoir transmis le message de la paix, de l'acceptation mutuelle et du dialogue fructueux. Le rapporteur synthétise en mettant en avant l'exigence de l'échange et de l'écoute dans une perspective de pluralité linguistique et culturelle enrichissante. Dans son allocution de clôture, Akil Ibrahim Al Mandalaoui, directeur général des relations culturelles au ministère de la Culture, fait remarquer l'absence, dans la salle, du portrait du président de la République irakien ou celui du Premier ministre. « Seul le drapeau irakien est là, et il suffit amplement, dit-il. La culture doit échapper à l'emprise du pouvoir qui est, règles démocratiques obligent, changeant, mais aussi à celui des partis politiques, des groupes religieux ainsi que des personnes », poursuit-il. « La culture doit être le moyen de rapprochement entre les Irakiens, et entre les Irakiens et les autres peuples du monde », dira le ministre, lors de la réception offerte en l'honneur des invités, dans son bureau. « L'Irak n'oubliera jamais votre venue en ces moments très difficiles. Des écrivains viendront après la stabilisation de la situation dans notre pays, mais ce ne sera jamais pareil ». Des plaies et des espérances Vendredi 02 juin. 8h 30. Nous prenons le petit déjeuner dans un café du centre-ville qui fait des gâteaux et plats traditionnels. De là, nous nous dirigeons vers la rue El Mutanabbi. A l'entrée, des soldats irakiens veillent. Le camion militaire est stationné, là, comme depuis toujours. Les jeunes soldats, vigilants, échangent des mots avec nos accompagnateurs. La prudence est de mise. Baghdad a peur, comme toutes les villes soumises à la loi de la violence aveugle. Seulement, comme Beyrouth des années 1980, ou Alger des années 1990, Baghdad maîtrise sa peur, la domine, l'intègre non pas comme une fatalité, mais comme un mauvais moment que l'histoire retiendra. En 2007, un attentat terrible a secoué les lieux, détruisant des librairies, brûlant des milliers de livres, et tuant des civils irakiens venus acheter des ouvrages. Ne dit-on pas qu'on écrit au Liban, on édite en Syrie et on lit en Irak ! Ici, la lecture est une seconde nature. N'est-ce pas dans ce pays qu'on a inventé l'écriture ? J'entame la marche derrière Aouatif June Dahy, traductrice danoise, femme de cœur aux grandes valeurs humaines. A côté d'elle, Munaim Alfakir retient ses larmes, ému, silencieux. Brahim Oulahyane, critique littéraire et traducteur marocain, s'accroupit devant des livres exposés à même le trottoir et prend un livre portant la photographie de Saddam. Souffle de liberté Derrière lui, les éléments de la police de la protection des personnalités attendent, debout. Brahim sourit, me montre le livre. Surpris, je cherche des yeux des livres semblables. J'en trouve quelques uns. Au fond de moi, une question : « Quel sens donner à la présence de ces livres qui font l'éloge du dictateur déchu ? ». Je veux poser la question aux organisateurs, mais pas tout de suite. Je m'arrête devant les éditions El Djamel. Des livres portant le logo des éditions algériennes Ikhtilaf m'attirent. Du fond de moi, une fierté monte, comme une lumière. J'avance d'un pas. Je prends un livre portant sur la formation de la nation kurde, un autre sur les chiites et l'idée du fédéralisme. Chez un autre libraire, j'achète la Constitution et le code de la nationalité irakiens. Oui, on découvre aussi un pays, et le pays de Hammourabi en particulier, par ses textes de lois et sa législation. J'ouvre la constitution. Je lis l'article 1 : « L'Irak est un Etat fédéral… » Article 4 : « La langue arabe, et la langue kurde sont les deux langues officielles, il est garanti aux Irakiens l'enseignement dans leurs langues maternelles comme le turkmène, l'assyrien et l'arménien… » Ici, le pluralisme linguistique n'est pas un leurre, la bi-officialité est intégrale. Dans le fascicule de la nationalité, il est dit dans l'article 6 que les Palestiniens sont exclus de la nationalité Irakienne, pour ne pas mettre en péril leur « droit au retour ». Dans l'avion, au retour, la réponse d'Al Mandalaoui quand à l'exposition des livres sur Saddam résonne encore dans ma tête : « Si au plan politique, la Constitution interdit le retour du Saddamisme et du parti Baâth sous n'importe quelle forme, le ministère de la Culture se refuse de toucher à la liberté de la création et de l'édition. Seuls les livres appelant à la violence ou à la confrontation ethnique ou religieuse sont bannis ». (*) Auteur, éditeur