Loin d'être endiguée, la pandémie du Covid-19 et ses conséquences immédiates, à moyen et long termes, sur les économies à l'échelle planétaire, celles déjà en difficulté en particulier, ne cesse de susciter des inquiétudes de plus en plus grandissantes, à tous les niveaux et sur tous les plans. Retenant l'attention des décideurs politiques et des économistes d'un peu partout dans le monde, l'impact de la crise sanitaire sera, une fois encore, au cœur d'une conférence internationale en ligne, intitulée «Comment financer la facture du coronavirus et la relance économique ? » Organisé à l'Initiative de la commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des sociétés (ICRICT), organe créé et est soutenu par une coalition formée par des organisations de la société civile et des syndicats : Action Aid, Alliance-Sud, le Réseau des ONG arabes pour le développement, le Centre pour les droits économiques et sociaux, le Conseil des Global Unions, l'Alliance mondiale pour la justice fiscale, Réseau pour la justice fiscale, Canadians For Tax Fairness, le Conseil mondial des Eglises. etc., en collaboration avec son partenaire, Oxfam; mouvement mondial de personnes intervenant dans plus de 90 pays et travaillant pour des solutions durables à la pauvreté, aux inégalités dans le monde, cet événement sera lancé ce lundi 15 juin. Un panel d'économistes de renom, dont Joseph E. Stiglitz (professeur à l'Université de Columbia, lauréat du prix Nobel d'économie en 2001) Thomas Piketty (professeur à l'EHESS et à l'Ecole d'économie de Paris), Jayati Ghosh (professeure d'économie à l'université Jawaharlal Nehru de New Delhi) et José Antonio Ocampo (professeur à l'Université de Columbia, président de l'ICRICT et du Comité des politiques de développement du Conseil économique et social des Nations unies ECOSOC), devraient présenter, à cette occasion, lors d'une conférence de presse virtuelle, un nouveau rapport sur la reprise économique post-coronavirus. Très attendu, le document portant «Pandémie mondiale, reprise économique durable et fiscalité internationale» indiquera, notamment, la manière dont les gouvernements peuvent augmenter leurs recettes fiscales pour aider à financer le surcroît de dépenses publiques lié à la pandémie actuelle. Une minorité de privilégiés aux aguets La conférence ouverte aux économistes et universitaires algériens (Alger 14 H) et à laquelle est conviée El Watan Economie, sera animée par Nadia Daar, directrice du bureau d'Oxfam International à Washington DC. «Les entreprises championnes de l'évasion et de l'optimisation fiscales font déjà pression pour obtenir des avantages fiscaux et des renflouements gouvernementaux. Alors que la pandémie menace de plonger un demi-milliard de personnes dans la pauvreté, l'ICRICT et Oxfam demandent aux gouvernements de veiller à ce que la reprise économique réponde aux besoins de toutes et tous, pas seulement à ceux d'une minorité de privilégiés. Les deux organisations réclament également que la reprise soit financée par celles et ceux qui en ont les moyens : les multinationales, les géants du numérique et les grandes fortunes», nous a d'emblée déclaré Lamia Oualalou, porte-parole de l'ICRICT. C'est pourquoi, ajoute-t-elle, seront présentées et débattues par les participants, «cinq mesures que les gouvernements peuvent prendre pour lutter contre l'évasion et l'optimisation fiscales (responsables en partie du manque de ressources face aux défis de la pandémie), pour combler le manque à gagner en matière de recettes fiscales payées par les multinationales du secteur numérique, ainsi que pour mettre fin à l'ère des paradis fiscaux et à la course au moins-disant des pays en termes d'impôts sur les sociétés». L'appel pressant à une fiscalité mondiale plus équitable sera donc, à nouveau, réitéré par les organisateurs de la conférence de ce lundi, surtout lorsqu'on sait que les effets de la crise de coronavirus risquent d'être totalement désastreux pour les économies vulnérables, les plus grands perdants ne pouvant être autres que les classes moyennes des pays industrialisés et les populations les plus pauvres des pays les moins avancés. Ce que ne manquera pas de souligner le comité d'organisation de la conférence dans une note adressée à notre rédaction : «La pandémie mondiale a entraîné une augmentation structurelle importante des dépenses publiques pour financer la santé, le maintien des revenus et l'emploi. Ce fardeau économique ne doit pas peser de manière disproportionnée sur les groupes de personnes et les pays défavorisés. Les réductions de l'impôt sur les sociétés «pour stimuler les investissements de reconstruction ne sont ni économiquement efficaces ni socialement souhaitables. Il convient plutôt de renforcer les systèmes d'imposition des entreprises en accélérant une coopération internationale véritablement inclusive sur l'érosion de l'assiette fiscale et sur les taux minimaux, en rendant ces impôts plus progressifs, afin de stimuler les petites entreprises, tout en garantissant une imposition effective du patrimoine offshore des actionnaires». En conséquence, y préconise-t-on, les gouvernements responsables devraient «introduire des taxes progressives sur les services numériques sur les rentes économiques captées par les entreprises multinationales dans ce secteur, appliquer un taux d'imposition plus élevé aux grandes entreprises des secteurs oligopolistiques ayant des taux de rendement excessifs, fixer un taux effectif minimum d'imposition des sociétés de 25 % au niveau mondial, pour mettre fin à l'érosion de l'assiette fiscale ainsi qu'à la capacité des entreprises de déclarer leurs bénéfices où bon leur semble pour payer le moins d'impôt possible». Et d'exiger encore «la publication de rapports pays par pays pour toutes les sociétés bénéficiant d'un soutien de l'Etat», de faciliter l'accès aux «données sur la richesse offshore afin de permettre à toutes les juridictions d'adopter des impôts sur la fortune progressifs effectifs sur leurs résidants et de pouvoir mieux contrôler les taux d'imposition effectifs sur les contribuables aux revenus les plus élevés». Des politiques fiscales fortes Il est clair que les actions à entreprendre doivent être à la hauteur des enjeux et supposent des politiques fiscales fortes et des moyens financiers, institutionnels et humains très importants. Car très peu sont les décideurs politiques qui semblent prendre à sa juste mesure l'ampleur du chantier post Covid-19. «Le monde semble approcher de la fin de la première phase d'infection de la pandémie de Covid-19, qui sera très probablement suivie d'une deuxième ou de plusieurs vagues jusqu'à ce qu'un vaccin soit trouvé et disponible dans le monde entier, avant qu'une sorte de «nouvelle normalité» puisse être rétablie. Le PIB et le commerce mondiaux ont déjà connu de profondes contractions et la reprise sera lente et déséquilibrée. L'incertitude quant à la vitesse et à l'ampleur des phases de la pandémie est omniprésente, de sorte que l'aversion pour le risque est élevée et que la consommation et les investissements privés sont déprimés, indépendamment des perturbations des chaînes d'approvisionnement et donc de la production», s'accordent à constater les experts de l'ICRICT et d'Oxfam. A leurs yeux, et c'est malheureusement ce que nombre d'autres voix prédisent, un retour à la «normalité» serait peu probable avant un certain temps. Néanmoins, relèvent les mêmes experts, «il est important de garder à l'esprit que la capacité de production, à la fois le capital et les ressources humaines, n'a pas été détruite ou détournée à d'autres fins, comme ce serait le cas en temps de guerre». Si toutefois, avertissent-ils, «une récession économique prolongée s'accompagne d'un grand nombre de faillites, le capital organisationnel sera détruit et l'augmentation normale du capital humain et physique attendue après une crise sera plus faible ou n'aura peut-être pas lieu». La pandémie ayant donné lieu à une désarticulation rapide et radicale de l'économie mondiale, avec des conséquences disproportionnées pour ceux qui ont moins d'économies dans lesquelles puiser ou qui sont moins en mesure de prétendre à un soutien fiscal. Pis, fera-t-on constater «les limites imposées à la circulation des personnes ont eu de graves répercussions sur des secteurs de services clés tels que le tourisme, les services de divertissement et le transport aérien de passagers. Les contrôles de la mobilité et de l'activité économique à l'intérieur des pays ont également entraîné une baisse de la production, une augmentation du chômage et de graves pertes de revenus pour les travailleurs du secteur informel». Quant aux mesures de confinement décidées, un peu partout dans le monde, afin de faire face au Covid-19, si les scientifiques estiment, qu'elles ont grandement aidé à «reprendre le contrôle de la pandémie et, surtout, permis d'éviter des millions de morts», des voix, et elles sont nombreuses, parmi la communauté des économistes, se sont, néanmoins, élevées pour mettre en garde contre leurs effets collatéraux sur le plan social et économique, certaines de ces voix ayant même vivement recommandé l'accélération du processus de suspension, voire de levée, de ces restrictions. Du moins ce que laissent comprendre les experts de l'Icrict et leurs collègues d'Oxfam : «Les mesures de confinement dans les pays développés semblent être relativement efficaces en termes de santé publique et de bien-être public malgré la désarticulation de l'économie.» Toutefois, notent-ils, «le surcroît de dépenses publiques en matière de santé publique, d'aide sociale et de plans de sauvetage des entreprises, ajoutées à l'affaiblissement des recettes fiscales en raison de la baisse de la production et des revenus, feront augmenter le ratio dette/PIB de 20 points de pourcentage ou plus dans plusieurs économies avancées rien qu'en 20201». Dans les pays en développement, «l'affaiblissement des systèmes de santé publique et les mesures de confinement ont, en revanche, déjà eu des effets dévastateurs sur les niveaux de vie et l'alimentation d'une grande partie de la population». Les aides de l'état au cas par cas L'impact économique intérieur de la pandémie étant, aux yeux des initiateurs de la conférence, amplifié par «la baisse des exportations, la rupture des chaînes d'approvisionnement, l'effondrement du tourisme étranger et la chute des prix des matières premières. La chute soudaine des envois de fonds des travailleurs expatriés a également exacerbé les effets sur les revenus. Les ratios d'endettement vont également augmenter fortement dans la plupart des pays en développement, mais leur capacité à entreprendre des politiques budgétaires expansionnistes est limitée». Idéalement parlant, une fois la pandémie contenue, la reprise économique suivie d'une croissance rapide «réduiraient progressivement le déficit budgétaire et le ratio de la dette et augmenteraient le ratio de déficit budgétaire durable. Les guerres peuvent stimuler la solidarité sociale, faire prendre conscience aux pays des faiblesses préexistantes et renforcer la détermination politique à y remédier», espère-t-on. S'agissant, toujours, du stress financier d'après-Covid-19 que les décideurs politiques auront à gérer avec efficacité, les fiscalistes de l'Icrict et les anti-inégalités d'Oxfam sont formels : «Compte tenu du besoin urgent de ressources fiscales, le maintien des règles fiscales actuelles ne sera pas suffisant. A mesure que les bénéfices diminueront (sauf peut-être pour les grandes multinationales du commerce électronique et les fournisseurs de produits médicaux), les recettes de l'impôt sur les sociétés diminueront également. Les recettes issues des impôts sur les ventes et de la taxe sur la valeur ajoutée diminuent avec la consommation, et les recettes de l'impôt sur le revenu des personnes physiques diminuent avec l'emploi. Les recettes fiscales mondiales vont donc probablement connaître une baisse encore plus que celle de 11,5% qu'elles ont connue de 2007 à 2009. Les grandes entreprises font déjà pression pour obtenir des allégements fiscaux et des renflouements afin de stimuler les investissements de reconstruction.» Une réduction supplémentaire de l'impôt sur les sociétés ne ferait qu'exacerber la «course au moins- disant» des taux d'imposition des sociétés visant à attirer les investissements étrangers. Et d'ajouter : «Les plans de sauvetage eux-mêmes représentent une menace majeure pour le système commercial mondial déjà fragile fondé sur des règles, avec son interdiction des aides d'Etat. Non seulement ces aides détruisent les conditions équitables du marché, mais elles sont particulièrement néfastes pour les pays en développement, qui n'ont pas les ressources nécessaires pour fournir une telle assistance à l'échelle des pays développés.» Autant dire que la pandémie a, en somme, renforcé la nécessité d'une plus grande coopération internationale dans plus d'un secteur ; la santé, les transports et la finance, en particulier. Il en va de même pour la fiscalité. «Ce n'est pas le moment de réduire les taux d'imposition ou d'arrêter les efforts de coordination fiscale. Dans un monde globalisé, cela ne peut se faire que par une coopération internationale visant à prévenir l'évasion et l'optimisation fiscales des grandes entreprises pour la répartition des droits d'imposition sur la base d'une clef de répartition mondiale. Un système renforcé devrait être soutenu par un taux d'imposition minimum effectif sur les bénéfices mondiaux des multinationales», insistent les auteurs du document annonçant la conférence en ligne d'aujourd'hui. «Les taxes sur les bénéfices excessifs des entreprises bénéficiant des conditions particulières de la pandémie ont fait l'objet d'un large débat, en particulier à propos des entreprises de commerce et livraison électronique ou celles du secteur pharmaceutique dans un avenir proche. Ces discussions sont fondées sur des précédents de taxes similaires pendant la deuxième guerre mondiale sur les fournisseurs militaires, ou encore des taxes plus récentes sur les bénéfices exceptionnels des entreprises pétrolières. Les recettes pourraient être spécifiquement affectées aux coûts (publics et privés) de la pandémie.» Là encore, notent-ils, «pour être efficace, le recouvrement des taxes par les pays où ces entreprises opèrent doit se faire à une échelle mondiale. Le soutien actuel à des mesures de ce type suggère que les gouvernements devraient envisager des impôts progressifs sur les bénéfices, avec des taux plus élevés pour les grandes entreprises (en particulier les monopoles/oligopoles) et des taux plus faibles pour les petites entreprises dans les secteurs hautement compétitifs». Il semble, par conséquent, «logique d'interdire le soutien de l'Etat aux sociétés qui ont leur siège ou leurs filiales dans des paradis fiscaux, comme l'ont déjà proposé certains gouvernements». En outre, «les aides d'Etat aux entreprises devraient être subordonnées à la publication de données de déclaration pays par pays. Si les riches ne prennent pas en charge une part proportionnelle du fardeau économique de la pandémie, les impôts locaux sur le revenu et même la coordination internationale de l'impôt sur les sociétés ne suffiront pas. Il est donc impératif de mettre en place une imposition effective du patrimoine, et en particulier du patrimoine offshore», concluent, en substance, les experts Icrict&Oxfam.