Leur travail lève le voile sur l'étendue de la pauvreté en Algérie. Mais aussi de l'exploitation, un phénomène en vogue peu combattu par les autorités officielles. Laminés par le chômage, Abdelkader et Messaoud (les prénoms ont été changés) sont obligés de travailler et dormir dans une décharge pour subvenir aux besoins de leurs familles. Les deux amis assurent la collecte du plastique au centre d'enfouissement de Corso, dans la wilaya de Boumerdès, avant de le revendre à une entreprise privée de récupération basée à Blida. Le CET abrite un mini-centre de tri et deux immenses dépotoirs appelés casiers dont un est saturé. Il accueille les déchets de 22 communes et ceux d'une soixantaine d'institutions/organismes publics et privés dont l'aéroport d'Alger et plusieurs casernes militaires. Pas facile d'y accéder ou de prendre une photo. Surtout quand on est journaliste. Pour arriver au casier où exercent les récupérateurs il faut emprunter une route escarpée que le ballet des camions a rendue poussiéreuse et impraticable. Les odeurs fétides se dégageant de cette immense décharge rendent l'atmosphère irrespirable. Main-d'œuvre à mains nues Abordé alors qu'il faisait une petite sieste, Abdelkader (30 ans) semblait être envahi par un sentiment de honte. Natif de la commune de Aïn Boucif dans la wilaya de Médéa, Abdelkader s'est montré très avare en déclarations. Effet du jeûne et de la fatigue, nous dit-on. «C'est le pain qui nous a fait venir ici. Que voulez-vous qu'on fasse ? Pour avoir un poste d'emploi, il faut connaître un haut gradé ou un directeur d'une entreprise. J'ai trois permis, léger, lourd et transport, mais personne ne recrute en ces temps de crise», fulmine-t-il. Père d'un enfant de deux ans, le malheureux n'a pas vu sa famille depuis 20 jours. Au moment où il décrivait le calvaire que lui et ses camarades d'infortune enduraient dans ce lieu apocalyptique, une dizaine de ces derniers fouillait dans les déchets ménagers à la recherche d'objets en plastique. Installés à l'orée des monticules d'ordures, des tentes faites à base de couvertures déchirées et de bouts de bois attirent les regards. C'est là que dorment certains, affirme-t-on. Les jeunes quêteurs portent des vêtements crasseux et travaillent tous pour le compte d'une entreprise privée conventionnée avec le CET pour la récupération du plastique. Une fois traité et recyclé, le produit sert à la fabrication de la ouate des couvertures et des coussins ainsi que des caisses ou encore du fil d'emballage. «Nous sommes payés à raison de 10 DA pour chaque kilogramme de plastique ramassé. Certains dorment ici et le meilleur d'entre nous gagne 1200 DA/jour», explique un adolescent, épuisé par des heures de dur labeur. «Avant le mois de Ramadhan, ils étaient une cinquantaine. Je les vois souvent en train de manger des restes de nourriture jetés par des camions de Naftal et d'autres sociétés. C'est terrible que cela arrive dans un pays aussi riche comme le nôtre», témoigne le chauffeur d'un camion à benne tasseuse, le cœur déchiré par le sort de ces jeunes. Capuche sur la tête, un jeune natif de Lasker, dans la wilaya de Médéa, traîne difficilement un immense sac plein de bouteilles en plastique. C'est sa moisson du jour. Le petit ouvrier refuse de décliner son nom. «Je travaille pour aider ma famille», lance-t-il candidement, ajoutant qu'il a quitté l'école à l'âge de 9 ans. Malgré les risques qui menacent leur santé, ces collecteurs ne portent aucune tenue de protection. Pas même de masques, de gants ou de godasses. «Nous ne sommes même pas déclarés à la Sécurité sociale», lance Messaoud (32 ans), marié avec deux enfants à charge. Interrogé, le directeur du CET, Ahmed Aâmi Ali, n'a pas nié le fait que le casier ait été transformé en résidence de fortune par certains chiffonniers, comme on les appelle dans d'autres pays. Les restos Errahma à la rescousse Pour lui, «ce phénomène n'est pas propre à l'Algérie». «Il faut savoir que les concernés collectent 12 tonnes de plastique par jour. Ce qui nous fait gagner 150 000 DA/jour», a-t-il justifié. Mais est-ce une raison de ne pas dénoncer le non-respect de leurs droits relatifs à l'hygiène, la sécurité et la médecine du travail ? Mais les trieurs ignorent leurs droits. Pour eux, le plus important en ces temps de jeûne (des poches compris) est de trouver quoi se mettre sous les dents le soir. «Heureusement qu'il y a les restos Errahma, sinon on aurait crevé de faim. Le mois passé on était très nombreux à faire ce travail, mais beaucoup sont partis passer le Ramadhan chez eux», confie un autre jeune natif de M'sila. Pour ramasser le maximum de bouteilles, certains se mettent souvent près des engins qui déblayent les ordures afin d'ouvrir la voie aux bennes-tasseuses. Chaque déchargement provoque une vague d'odeurs pestilentielles que seuls les habitués des lieux arrivent à supporter en dépit de leurs effets néfastes sur la santé. Cette méthode archaïque et ces désagréments n'auraient pas lieu d'être si l'Algérie était dotée d'usines de recyclage et de traitement de déchets — le pays génère 1,2 million de tonnes/jour — et d'une politique de tri qui se fera en amont avec l'implication des ménages et des associations de protection de l'environnement. Abdelkader et ses camarades n'ont pas choisi ce métier, ils aspirent à pouvoir un jour gagner leur vie dignement loin des odeurs toxiques du lixiviat et des cris des vautours.