Ces derniers mois, l'alerte est générale dans le milieu des producteurs algériens de médicaments. L'inquiétude est de mise chez les 150 importateurs grossistes (ils étaient 45 en 2002), dont 60% sont concentrés dans une seule wilaya, et chez les pharmaciens de l'ensemble des régions du pays. Les déclarations sont alarmantes. Elles frisent le découragement, voire l'affolement face à une situation qui pénalise les uns et les autres. L'argument du non-respect des lois en matière d'importation de médicaments notamment est avancé. L'on s'étonne que les dispositions portant obligation d'investir dans la réalisation d'une unité de production ne soient pas appliquées aux importateurs de plus de deux ans d'activité. Le ministère de la Santé est accusé de tous les maux. Cette institution de la République est accusée d'être à l'origine de tous les déboires du marché national du médicament. Sans peur d'éventuelles représailles, le docteur Benmachiche, directeur général de la Solupharm, avance des arguments massue. Il s'interroge sur le retard mis par le ministre de la Santé à signer la décision d'enregistrement huit mois après le dépôt du dossier d'enregistrement (transposition, lot industriel, production, contrôle et expertise). « Nous avons tout préparé pour cet enregistrement. Nous ne comprenons toujours pas cette réticence du ministère de la Santé à signer le document qui nous autorise à mettre sur le marché trois médicaments. Notre compréhension est d'autant plus grande quand on sait qu'un de ces trois médicaments, le Methylprednisolone 4 mg, corticoïde très demandé, est indisponible sur le marché », s'est interrogé le docteur Benmachiche. Toute en refusant d'aborder un autre sujet, à la direction centrale de la pharmacie, des indiscrétions ont laissé apparaître que la demande d'enregistrement de Solupharm avait été bel et bien déposée. Elle comportait les dossiers techniques des trois produits dont les comptes rendus d'expertise et des analyses. Elles avaient été effectuées par le Laboratoire national de contrôle des produits pharmaceutiques (LNCPP), qualifié de laboratoire de référence par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Nos démarches pour en savoir plus auprès de la direction centrale de la pharmacie du ministère de la Santé sont demeurées vaines. Successivement, nos interlocuteurs au téléphone avaient préféré s'abstenir de tout commentaire sur l'absence à son poste de travail de M. Maghlaoui, directeur central de la pharmacie. Motus et bouche cousue également sur les demandes d'audience transmises à cette structure et demeurées sans suite. « Nous avons vécu la même mésaventure. Nos multiples demandes d'audience, car il en faut obligatoirement une pour prétendre parler à un responsable, sont restées inexplicablement sans suite », a affirmé le directeur général de Solupharm. Ce refus des responsables du ministère de la Santé de recevoir ou de parler aux Algériens, y compris aux journalistes, trouverait son explication dans les nombreux et multiples contacts téléphoniques avec d'autres interlocuteurs qualifiés de « plus intéressants ». Parts de marché Dans le lot, on retrouve pêle-mêle des privés représentant 50% du marché de l'importation et les Français, fournisseur de 80% du marché algérien. Il y a également ces trente-deux laboratoires arabes. Au détriment des opérateurs algériens, ils arrivent aisément à arracher une importante part de ce qui reste du marché. Quelque 5299 pharmacies, dont 4305 (statistiques de 2002) de statut privé, commercialisent 4500 produits étrangers. Ils ont bénéficié d'une autorisation de mise sur le marché (AMM) dont le coût figure au plus bas de l'échelle mondiale des droits d'enregistrement. Cette AMM était de 5000 DA en 2002. Elle oscille aujourd'hui entre 15 et 20 000 DA. A titre comparatif, la Jordanie, un des plus importants fournisseurs de l'Algérie, applique 5000 dollars l'AMM. Ce coût est plus élevé en Arabie Saoudite qui exige de ses fournisseurs étrangers la certification aux normes américaines FDI. Alors que partout dans le monde, y compris dans les plus avancés en matière de recherches scientifiques et médicales, la consommation du générique est encouragée, c'est l'inverse qui se produit en Algérie. Cette situation expliquerait les difficultés rencontrées par Solupharm à réaliser dans la wilaya d'El Tarf un projet portant réalisation d'une unité de production. En partenariat avec l'entreprise publique économique Saïdal, Solupharm projette lancer les travaux de huit autres pour consolider ses capacités, actuellement de 1 million d'unités de vente. Les concepteurs de ces projets ont planifié d'atteindre un chiffre d'affaires cumulé de 140 millions de dollars à l'horizon 2010 et réduire de 26% la facture à l'importation. Le marché des médicaments pèse énormément sur les négociations pour l'adhésion de l'Algérie à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) sous l'influence des plus importants laboratoires pharmaceutiques de la planète. La position de l'Algérie, tout à fait au bas du tableau des statistiques de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en matière de consommation du générique, est avancée sur le tableau des griefs retenus contre le ministère de la Santé par les producteurs et importateurs grossistes. « En matière de consommation de générique, avec 15 à 20%, l'Algérie est très loin de l'Egypte 93%, la Syrie et de la Jordanie 80%. Chez nous, on ne semble pas inquiet, même si l'on importe 75% de médicaments spécialités. On parle de notre adhésion à l'OMC comme s'il s'agissait de décrocher le gros lot. Or, en matière de médicaments, nous devons en cette veillée de neuvième round des négociations de Genève enregistrer le maximum de médicaments pour assurer notre protection », considère Mohamed-Tahar B., délégué médical représentant un grand laboratoire étranger. Son appréhension est partagée par de nombreux importateurs grossistes et producteurs algériens. Elle résulte de la faiblesse des produits algériens, dont 150 seulement sont enregistrés dans la nomenclature du ministère de la Santé. Un nombre de très loin inférieur à nos voisins de l'Est et de l'Ouest. Membre de l'OMC depuis sept ans, la Tunisie a enregistré la totalité des médicaments qu'elle produit localement et dont elle interdit systématiquement l'importation. A l'écoute des déclarations de nombreux producteurs, en Algérie, c'est l'inverse. Cette situation survient au moment même où notre pays doit impérativement procéder à l'enregistrement d'au moins 300 médicaments avant son adhésion à l'OMC. C'est ce que tentent de réaliser de nombreuses unités algériennes de production publiques et privées. En attendant, Saïdal-Solupharm s'est contentée de bénéficier de 7 AMM. Sur les 14 dossiers médicaments en production, 4 sont en phase de transposition (préparation du lot industriel) et 3 autres soumis à la direction de la pharmacie pour l'AMM. Fluctuations monétaires Alors qu'en 2002, l'Etat planifiait une enveloppe financière de 1,5 milliard de dollars pour les importations cumulées des besoins nationaux (médicaments, consommables et appareils médicaux). Cette même enveloppe atteignait en 2004 plus de 1 milliard pour les seuls médicaments. Dans le milieu du commerce des médicaments, l'on affirme qu'il faut chercher ailleurs qu'au niveau des fluctuations monétaires les facteurs de cette augmentation. Cette enveloppe était de 500 millions de dollars en 2002. Elle est passée à 600 millions de dollars en 2003. Ailleurs, serait-ce la surfacturation, les ristournes, les commissions, les prébendes ? La réponse pourrait se trouver dans la déclaration d'Ali Aoun, président-directeur général du groupe Saïdal, faite le mois de juin 2004. Profitant du club de la presse qu'il avait organisé à Annaba, il avait affirmé : « 30% de l'enveloppe financière destinée aux médicaments passent par la surfacturation et la ristourne à l'étranger. Il s'agit d'opérations de fuite de capitaux. A notre groupe, on impose le respect de la procédure de l'appel d'offres alors qu'on fournit des visas à plus de cinq importateurs activant dans la même gamme que la nôtre pour l'importation de la matière première ou des équipements. Les trabendistes ont la latitude de faire ce qu'ils veulent. La volonté politique du Président et celle du chef du gouvernement pour réguler le marché est battue en brèche sur le terrain. Le problème est généré par les tiroirs des cercles occultes qui confirment ainsi toute leur puissance. » Dérivés Cette déclaration consolide l'information selon laquelle une haute personnalité au pouvoir aurait bénéficié, à titre gracieux, d'une salle de cathétérisme cardiaque d'un montant 70 millions de dinars. D'autres hauts cadres ne refuseraient pas la prise en charge totale de leur progéniture à l'étranger. Autant de dérives relevées dans le secteur des médicaments. Elles perdurent toujours malgré les pavés maintes fois jetés dans la mare par le bouillant PDG de Saïdal. Si l'on se réfère aux déclarations faites par la majorité des acteurs, le secteur des médicaments est une grande machine à broyer toutes les bonnes volontés. Un secteur où le refus de la transparence s'impose en loi fondamentale. Où les responsables ne souhaitent pas que certains aillent fureter dans les dossiers des importations des équipements médicaux, de la réalisation d'hôpitaux, de la production locale des médicaments et de l'importation d'autres. Les mêmes responsables ne souhaiteraient pas aussi que l'on vienne leur poser la question de savoir pourquoi, malgré la suppression de 128 médicaments produits localement, la facture des importations a augmenté en 2004. Dans ce secteur, les témoignages enregistrés s'accordent à dire que, ces dernières années, l'on a favorisé l'émergence de certaines pratiques basées sur les relations avec les laboratoires étrangers. Un fonctionnement spécialisé dans les contacts et les négociations des contrats à l'importation des médicaments semble avoir été mis en place. Dérives et scandales se multiplient au point de se transformer en banalités, car devenus monnaie courante. En examinant les dossiers de ces importations, l'on sursaute tant l'odeur de la corruption et des commissions y est présente. Des dossiers qui démontrent les perversions appliquées par des gestionnaires transformés en collecteurs de commissions, de prébendes et d'avantages jusqu'à engendrer des conflits d'intérêts. Plus prosaïquement, en matière d'importation de médicaments, l'Algérie cède sans contrainte ni négociations devant les laboratoires étrangers. En ciblant le marché algérien, ces derniers se sont montrés très généreux vis-à-vis de leurs clients algériens. Ils considèrent tout programme algérien lié à la fourniture de médicaments et d'équipements des hôpitaux. L'exemple du nouvel hôpital d'Oran encore non opérationnel est révélateur de l'impuissance des pouvoirs publics face à une mafia qui, elle, est apparemment très puissante et bien organisée. « Certains responsables d'hôpitaux ont été instruits à l'effet d'acquérir leurs équipements auprès d'une multinationale qui leur est désignée. Les firmes multinationales pharmaceutiques (FMP) auraient même engagé plus de 500 millions de dollars nécessaires pour la sensibilisation des décideurs de certains pays africains à ne pas investir ou permettre de le faire dans la production des médicaments », a affirmé un des producteurs contactés. Qui a bien pu donner ces instructions qui rendent caduque la démarche de l'OMS visant à un suivi rigoureux de maladies endémiques ? C'est dans ce cadre que l'Algérie a été retenue à l'effet de fabriquer et d'exporter des médicaments génériques à destination des pays africains touchés par la tuberculose et le paludisme. La même mission a été confiée à l'Afrique du Sud et au Nigeria pour le sida. Les difficultés ont aussitôt surgi pour faire échouer ces deux projets, les détenteurs des brevets étant très influents au sein de l'OMC. Tellement influents qu'ils ont réussi en Algérie à bloquer la production d'Amarel en comprimé, un médicament destiné à la cardiologie tombé récemment dans le domaine public. Cette information est confirmée par une source proche du groupe Saïdal qui a requis l'anonymat. Il a affirmé : « Cet acte est d'une extrême gravité. La filiale Biotic a effectivement produit Amarel comprimé. Certains hauts responsables travaillent pour le compte d'une multinationale qui alimente le marché algérien en Amarel comprimé. » L'aspect médicaments « princeps » et « génériques » a été abordé avec le docteur Benmachiche. Il a dénoncé les lourdeurs administratives, la prescription abusive des princeps par la majorité de plus de 40 000 praticiens entre généralistes et spécialistes en Algérie. « C'est à ne rien comprendre. Pourtant, dans son discours d'ouverture de la rencontre Euromed 2005, le Président avait insisté sur la promotion et la consommation du générique. Un comité a été spécialement mis en place pour aider les producteurs locaux. En matière de remboursement, 45% des prix de référence concernent des médicaments spécialisés », précise le docteur Benmachiche. Tout autant que dans les autres secteurs, les banques sont très réticentes, voire opposées à tout financement de projet de réalisation d'unité de production des médicaments, a expliqué notre interlocuteur. Il a précisé : « Effectivement, les banques ne sont pas favorables au financement. A titre d'exemple, si la banque refuse de financer l'importation d'un dossier technique de fabrication de médicament qui coûte entre 20 000 et 100 000 dollars, elle n'hésite pas à donner son argent pour importer des bananes et du chocolat. » Bureaucratie Que peut bien représenter comme perspectives le projet de mise en place d'un laboratoire de recherches par le groupe Saïdal dans le cadre d'un partenariat face à des structures du ministère très frileuses dans l'attribution des AMM aux algériens, face à de hauts cadres impliqués dans des affaires de commissions avec des firmes internationales ? De quel apport peut être ce projet aux investisseurs bloqués par une bureaucratie qui ne dit pas son nom ? Une bureaucratie à l'origine du gel ou de la mise au ralenti d'une vingtaine de producteurs nationaux. En décidant de procéder ce 12 avril à la mise en place du conseil scientifique de ce laboratoire, Le PDG de Saïdal démontre sa détermination à balayer tout sur son passage. « Ce sera un important acquis pour le pays. Réalisé, ce laboratoire permettra de développer la recherche nationale dans le médicament. A travers le monde, d'importants laboratoires ne comptent pas leurs sous pour investir dans ce créneau. A l'exemple de Pfizer qui, annuellement, débourse 7,1 milliards de dollars dans la recherche », estime M Benmachiche. C'est sur ce laboratoire que Saïdal avait misé pour développer sa production. De 30%, la couverture des besoins nationaux par Saïdal devait passer à 50% à l'horizon 2011 avec un chiffre d'affaires de 10 milliards de dollars et conquérir le marché de 14 pays. Certains de nos interlocuteurs ont abordé la question des avantages fiscaux prévus par la convention de l'Union du Maghreb arabe (UMA) accordés aux opérateurs économiques des pays membres. C'est dans ce cadre et même au-delà que de nombreux importateurs algériens du médicament ont puisé pour faire fructifier leurs affaires. Selon des sources sûres, il y a quelques années, installé dans l'Oranie, un d'entre eux importait via le Maroc l'équivalent de plusieurs millions de dollars en médicaments à partir du Canada. Livrés au Maroc, ces médicaments prenaient la destination de l'Algérie après un conditionnement à Rabat transformant le produit canadien en marocain pour être exporté vers notre pays. Ils ont également abordé la question des laboratoires fictifs à partir desquels on importe des médicaments, à l'image de celui suisse censé produire des médicaments, Rivo. Contacté par El Watan dans le cadre d'une enquête sur la « mafia des médicaments en Algérie », la Société suisse des pharmacies, se basant sur son fichier national des laboratoires et pharmacies, avait formellement démenti l'existence de ce laboratoire sur le territoire suisse. Tout autant que Intar et Colibel, prétendument en activité à Bruxelles (Belgique), auprès duquel la défunte Encopharm avait acquis et importé l'équivalent de 2 millions de dollars en antibiotiques injectables de qualité douteuse. Il s'est avéré par la suite que Intar et Colibel était une société écran. Blocage des investissements à tous les niveaux, y compris dans la réalisation d'une unité de production d'alcool chirurgicale à la levurerie de Bouchegouf, dans la wilaya de Guelma. Pour avoir divulgué l'information sur ce projet à même de permettre de réduire la facture des importations, son PDG, père de famille, avait été poussé au suicide. Il avait été préalablement emprisonné pour une affaire cousue de fil blanc.