Lotfi Hajji est le président du nouveau Syndicat des journalistes tunisiens (SJT). Créé il y a huit mois, le SJT entend joindre ses efforts à ceux œuvrant depuis longue date à déverrouiller le champ médiatique tunisien et à donner tout son sens à la notion de liberté de presse dans ce pays réputé hostile aux journalistes. Correspondant à Tunis de la chaîne qatarie Al Jazeera, Lotfi Hajji a déjà commencé à payer le prix de son engagement : il a été interdit d'activité. Rencontré en marge d'un séminaire sur le développement des médias, organisé il y a deux semaines au Maroc, Lotfi Hajji a bien voulu relater certaines des réalités endurées par les médias privés et les journalistes en Tunisie. Une question qui s'impose presque d'elle-même : au moment où le monde arabe s'apprête à célébrer la Journée mondiale de la liberté de la presse, pouvez-vous nous dire quelle est la situation de la presse en Tunisie ? La presse tunisienne se caractérise par un verrouillage extrême. Cela dure depuis des années. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle l'ouverture du champ médiatique constitue l'une des principales revendications des organisations non gouvernementales (ONG) et des forces qui militent au sein de la société civile tunisienne. C'est le cas notamment de la Ligue tunisienne de défense des droits de l'homme (LTDH). Cette organisation élabore depuis quatre années un rapport annuel sur l'état de la presse en Tunisie. Celui-ci devrait d'ailleurs être rendu public le 3 mai. Le syndicat des journalistes tunisiens (SJT), créé il y a huit mois, rendra aussi public son premier rapport le même jour. Je vous recommande d'y jeter un coup d'œil. Ils (les deux rapports, ndlr) donnent un fidèle aperçu des problèmes que vivent la presse et les journalistes. En outre, la problématique de la réforme et de la modernisation de la presse revient régulièrement dans les interventions des partis de l'opposition au Parlement. C'est même une revendication centrale et permanente de l'opposition. Celle-ci est persuadée que l'instauration d'un système politique pluraliste en Tunisie passe inéluctablement par une ouverture du champ médiatique. Parlez-nous de la presse privée de votre pays. Il y a effectivement une presse privée en Tunisie. Sachez, cependant, qu'elle est très souvent plus complice du pouvoir que les médias gouvernementaux. Il n'est pas aussi faux de dire que le pouvoir utilise la presse privée comme un alibi pour convaincre qu'il existe une liberté d'opinion en Tunisie. La réalité est qu'en Tunisie, il existe effectivement une presse privée. Mais celle-ci est loin d'être indépendante, comme voudraient le faire croire les autorités. La presse indépendante en Tunisie est un leurre. Comment expliquez-vous l'alignement systématique de la presse privée sur le discours officiel ? Les patrons de presse en sont venus à ne rechercher, par la force des choses, qu'à s'enrichir. Pour eux, la seule manière d'y parvenir est de s'en tenir au discours officiel. Il faut dire aussi que le pouvoir est parvenu à convaincre les éditeurs privés de rentrer dans les rangs. Pour y arriver, le pouvoir a actionné le levier de la publicité institutionnelle, qu'il contrôle à ce jour entièrement. En Tunisie, pour avoir de la publicité, il suffit de prêter allégeance au pouvoir. C'est par l'argument financier que le pouvoir parvient à contrôler ce qui doit être publiable ou non en Tunisie. Ce contrôle s'étend également aux imprimeries privées. D'ailleurs, cela explique pourquoi la presse a très rarement affaire à la justice. Car l'on s'arrange toujours pour que le produit fini soit expurgé de tout reproche. Qu'en est-il de la situation des journalistes tunisiens ? Selon les statistiques officielles, il y a environ 1000 journalistes qui possèdent chacun une carte de journaliste professionnel. Pour le reste, je dois vous dire que leur situation n'est pas du tout reluisante. Et cela sur tous les plans, y compris salarial. Sachez qu'en Tunisie, la majorité des journaux privés violent les lois régissant la profession. Nous avons une convention collective qui définit les salaires, les primes et les avantages... dont doivent bénéficier les journalistes. Les éditeurs privés refusent encore de reconnaître cette convention collective. Cette situation de non-droit est à l'origine, en partie, de la précarité matérielle dans laquelle vivent les journalistes. Le statut de journaliste, dans les entreprises de presse, s'est aussi considérablement dégradé. Fonctionnarisé, le journaliste ne jouit plus d'aucune considération. Les réunions de rédaction, qui sont censées donner la possibilité aux journalistes de se mettre en avant et de débattre des vraies questions qui intéressent la société tunisienne, ont été supprimées dans la majorité des journaux privés. C'est de la sorte que les administrations des entreprises de presse privées en sont venues à prendre le pouvoir dans les rédactions et à imposer leur diktat. Le rédactionnel est noyé et étouffé par l'administratif. En Tunisie, un responsable de rédaction ne dispose d'aucune prérogative. A ce propos, je vous annonce que les journalistes vont bientôt initier une série d'actions pour exiger des autorités et des responsables des entreprises privées de presse le respect des règles régissant la profession. Dans ce contexte, nous insisterons sur la nécessité de découpler l'administratif du rédactionnel et de dépénaliser le délit de presse. Vous sous-entendez que les administrations des journaux privés sont, en fait, des relais du pouvoir ? C'est le cas. Elles (les administrations, ndlr) reçoivent leurs consignes des autorités chargées du secteur des médias. C'est ce qui explique d'ailleurs pourquoi les articles publiés aux unes des journaux dégagent tous cette impression qu'ils sont écrits par la même personne. A titre d'exemple, je pourrais vous dire que les directeurs de presse ont reçu pour instruction de ne pas écrire sur la cause palestinienne. Comment expliquer sinon que la presse n'a rendu aucun écho des protestations engagées par la société civile en réaction à l'invitation adressée à Ariel Sharon pour participer à la conférence internationale sur la société d'information que doit abriter Tunis en novembre prochain. En revanche, les journaux ne se sont pas gênés pour tirer à boulets rouges sur les protestataires et publier des éditoriaux justifiant la visite du Premier ministre israélien en Tunisie. La presse tunisienne est gérée avec instructions. Et quel est le devenir des journalistes qui manifestent des velléités d'autonomie ? Les journalistes qui tiennent à leur indépendance et qui se montrent respectueux de l'éthique journalistique peuvent être licenciés ou carrément interdits d'écriture. C'est d'ailleurs mon cas actuellement. Depuis que nous avons pris, il y a huit mois, l'initiative de créer un syndicat, je me suis vu signifier une interdiction d'exercer mon travail en qualité de correspondant de la chaîne Al Jazeera. En outre, des membres du SJT subissent des pressions, alors que d'autres sont marginalisés au sein de leur rédaction. Auriez-vous un message à transmettre à vos confrères de la région ? Nous espérons assister à la naissance d'un mouvement de solidarité entre les journalistes maghrébins. Je considère que les journalistes algériens, tunisiens et marocains vivent des réalités politiques et médiatiques qui présentent des similitudes. L'idéal, pour faire avancer les choses, serait, pour nous, de songer à mettre en place des mécanismes et des outils permettant une unité d'action. Assurément, cela nous permettrait d'arracher davantage de droits.