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entre le sacré et le profane
Les langues
Publié dans El Watan le 15 - 05 - 2005

Je voudrais commencer mon intervention avec une petite anecdote. Un jour, alors que je déambulais dans les rues, de plus en plus peuplées d'Alger, un piéton me marcha sur le talon de mon soulier que je perdis au milieu de la foule nombreuse. Je me retournais vers l'inconnu qui était à l'origine de l'impair.
Avant que j'eusse le temps de protester, le coupable s'empressa de s'adresser à moi par des propos dont la tournure rhétorique me laissa pantois : « Loukan bel ani, matdjich hakdak. » Traduite, la formule donne le sens suivant : « Je n'aurais pas fait mieux, si je l'avais vraiment fait exprès. » Occupé à méditer la manière très intelligente avec laquelle mon soi-disant agresseur s'était tiré d'affaire, je restais un moment interdit de parole. Décodée, en effet, la phrase, douée du sens de la formule par son aspect virtuellement rhétorique, comportait deux messages. D'une part mon vis-à-vis me disait en substance qu'il ne l'avait point fait exprès. D'autre part, il venait de s'excuser avec une rare élégance et de fort belle manière. Dois-je rappeler justement que nous souffrons énormément du manque de civisme dans notre société pour que vous ayez à reconsidérer, pour mieux l'apprécier, le propos en question, dans le contexte social qui est le sien. Vous verrez, alors, qu'il prendrait une valeur particulière. Ainsi donc de manière fort poétique, mon adversaire me désarma, m'empêchant d'emblée de protester. Si j'ai tenu à rappeler cette petite histoire, c'est en partie pour annoncer la problématique que je compte développer dans mon analyse. Comme vous le savez, c'est sur un terrain risqué que je vais oser intervenir. Les langues, dites classiquement officielles, peuvent-elles aujourd'hui se passer des langues populaires ? Ou disons-le autrement : peut-on travailler efficacement au dévelopement de la langue arabe, par exemple, en la coupant de l'imaginaire des autres langues et de leur poétique ? Mes interrogations sont motivées par le fait que la pratique des langues de nos jours obéit à des schémas trop rigoristes qui ne peuvent que nuire à leur dévelopement. C'est le cas de la langue arabe, sacralisée déjà à outrance et dont on a tendance à croire, à tort, qu'elle jouit d'un dire propre qui ne doit en aucun cas souffrir aucune profanation (1) (il faut d'ailleurs s'entendre sur le sens à conférer à ce mot). Partant de là, posons-nous la question avec J. Derrida. Qu'est-ce qu'au juste une langue sacrée ? Une langue peut-elle incarner le sacré ? Pour répondre à ces questions, l'auteur, qui reprend une réflexion de Spinoza, souligne à ce propos : « Le sacré n'est ni dans les mots ni dans les choses, seulement (...) dans le sens intentionnel, dans l'attitude ou l'usage qui nous rapporte aux uns et aux autres. » (2) En d'autres termes, il n'y aurait pas une langue plus ou moins sacrée que d'autres, pas plus qu'il n'y a de langues statutairement plus fortes que d'autres. La linguistique a tranché depuis longtemps sur ce problème. Chaque langue représente le monde à sa façon, selon les valeurs sociales de ceux qui la pratiquent. Toutes les langues sont sacrées et ne le sont pas en même temps, suivant la manière dont le locuteur les énonce. Il importe, par conséquent, pour aborder la problématique des langues de nous départir de ces appréciations subjectives et de ces jugements de valeur qui risquent de nous induire à des conclusions fausses, parce que dénuées tout simplement d'objectivité. C'est pourquoi je reviendrai vite à mes préoccupations initiales. Qu'est-ce que parler une langue ? Je reprendrai volontiers la distinction faite par Derrida parce que je la trouve fort pertinente. L'auteur souligne la dimension de ce qu'il appelle « l'essence abyssale » de la langue. Occulter cette « essence abyssale », c'est se condamner à rester à la surface de cette dernière. Que voudrait dire rester à la surface d'une langue ? C'est tout simplement se refuser à la parler, sinon à la manière désuète et obsolète d'une langue de bois dont justement la langue arabe a considérablement souffert. En effet, on peut connaître une langue sans pour autant prétendre en comprendre la structure profonde et le fonctionnement. La parole poétique ne peut sortir que d'une langue que l'on habite. Autrement dit, parler une langue, c'est consentir dès le départ à se risquer et à s'abîmer dans son abîme. La linguistique moderne appelle cela : s'énoncer. Explicitant ce concept dans L'Archéologie du savoir, Foucault précise qu'il « ne suffit pas de dire une phrase, il ne suffit même pas de la dire dans un rapport déterminé à un sujet, pour qu'il y ait énoncé (...), il faut la mettre en rapport avec tout un champ adjacent ». Et à l'auteur d'ajouter : « On ne peut dire une phrase, on ne peut la faire accéder à une existence d'énoncé sans que se trouve mis en œuvre un espace collatéral. Un énoncé a toujours des marges peuplées d'autres énoncés. » (3) Quiconque ne se risque pas dans ces « marges peuplées » ne peut rester qu'à la surface de la langue, c'est-à-dire « hors jeu », hors du jeu du réseau verbal qui la constitue. J'en arrive alors à mon propos quant aux langues dites classiques, que je voudrais illustrer tout d'abord avec l'expérience d'E. Glissant, l'Antillais. Nous connaissons de par l'histoire linguistique complexe qui est la leur, combien le rapport aux langues des peuples des Antilles fut problématique. Le témoignage d'Edouard Glissant est à ce sujet fort édifiant : « C'est vrai que traditionnellement nous étions, nous autres antillais, dans une langue bloquée, une langue figée dans une attitude respectueuse par rapport à la norme française, et que cette langue dans notre bouche était parfaite, syntaxiquement parfaite. La correction était totale, et pourtant ‘'l'usage (4) de la langue correctement faussé et défiguré''. » J'aimerais que vous reteniez le dernier segment de la citation parce qu'il va me permettre de centrer mon débat. En effet, l'arabe littéraire, dit classique, ne relèverait-il pas justement d'un usage faussé et défiguré qui, de ce fait, neutralise l'énonciation du sujet parlant. Nous pourrons, à la suite de cela, nous poser ensemble la question. Comment éviter de rester « à la surface » de la langue et de s'y mouvoir en « aveugle » ? Il est indéniable que l'apport des langues populaires est enrichissant à plus d'un titre. C'est grâce à l'imaginaire poétique de ces langues que la langue arabe est restée vivante. Travailler au développement et à l'épanouissement des premières, c'est contribuer directement à une meilleure expression de la seconde. D'ailleurs, on ne peut prétendre sauver une langue en laissant périr d'autres. (Glissant). La langue, selon Derrida, a une « essence abyssale ». Celle-ci s'incarne dans l'histoire, les légendes, les mythes, en un mot, la tradition dans laquelle elle puise son souffle, là où le langage se fait chair. Nous pouvons imaginer alors la perte énorme qu'enregistrerait l'humanité, chaque fois qu'une langue viendrait à mourir, par la faute et la bêtise des hommes. Plus qu'un simple substrat culturel ou signe second, les langues populaires se posent comme la lettre première sur laquelle vient se tisser et s'édifier notre discours. La langue arabe tout comme la langue française ne peuvent aujourd'hui parler pour nous, Maghrébins, qui sommes en situation de plurilinguisme, sans avoir à commencer quelque part, dans un lieu où nous puisons de l'être. Dans ce lieu qui déborde d'être, s'est déjà jouée et programmée, sans nous, une partie de notre destin. En effet, quand nous naissons au monde, nous sommes inscrits dans les mailles d'une socialité. « Le langage est la maison de l'être. Dans son abri habite l'homme. » (Heidegger) Ecrire en arabe ou en français, nous engage d'emblée dans un univers sur lequel notre acte de parole a déjà une prise symbolique sans laquelle notre parole ne serait totalement acte performant, selon le concept développé par Searle. Notre parole choit sur une trace, un savoir intime qui lui donne voix (e). Dans ses entretiens qu'il accordait à C. Bonnefoy, Michel Foucault disait à juste titre : « Finalement, la seule patrie réelle, le seul sol sur lequel on puisse marcher, la seule maison où l'on puisse s'arrêter et s'abriter, c'est bien le langage, celui qu'on a appris depuis l'enfance. » (5) Ainsi, pour nous hisser à la dimension cosmique, nous puisons toujours notre parole dans le terreau de notre tradition et notre geste séculaire. Nous la faisons émerger au milieu des bruits et des murmures infinis de l'histoire dont elle procède comme production à l'instar de cette boutade, pleine d'esprit, que j'ai citée ci-dessus. Sans cette géopoétique aux mille et un parfums, notre langue se réduirait en un amas de sons et de signes frigides, sans vie, sans voix et sans âme. En effet, c'est à la lumière de la langue maternelle que notre inconscient se structure et se construit. N'allez pas croire que je prône un retour aveugle et abusif au passé. D'après Nietzsche, le retour vers le passé est éternel mais à chaque fois renouvelé. Et puis, qui peut prétendre connaître complètement son passé. Celui-ci n'est-il pas aussi à réinventer dans et par les langues ? Mon propos est donc d'insister surtout sur le fait que les langues doivent être soustraites au dogmatisme des idéologies pour qu'elles redeviennent le lieu d'un débat philosophique dans lequel peuvent s'envisager et se construire les nouvelles représentations du monde à venir. En effet, toute révolution qui ne toucherait pas les catégories de pensées, et celles-ci commencent déjà dans le langage, ne peut déboucher que sur un échec. Le matériau du langage, dans ce qu'il a de plus intime, doit être à même de s'accorder avec les bouleversements temporels et d'en épouser les tremblements. Loin des frilosités paralysantes et des identités maladives, la langue doit être le lieu d'où s'insurge la parole tonique contre la mort de la norme. (Dans norme, il y a aussi mort). Quand on envisage la langue comme « une poétique » (Meshonnic) et non comme une rhétorique limitée à une combinatoire purement syntaxique, on peut alors l'apprécier dans sa juste démesure, sa dimension phénoménologique et la saisir dans son ensemble comme un tout, avec son « oralité traversière », dont elle tire son essence et sa raison d'être, son souffle et son rythme,
sa sève et sa saveur. C'est de ce savoir sédimenté et de cette sensation intime de la langue qu'El Hadj M'hamed El Anka, par exemple, tire la virtuosité de son dire et de sa parole poétique, quand il chante : « Feni maouch melmssid qarani el djouh wa elehfa. » Dans cette phrase, le sujet n'est pas abstrait. D'où, tout ce rapport aux humeurs du corps, à travers lequel s'exprime l'état poétique du je qui a « souffert le travail de l'écriture ». (Glissant) Si la langue ne peut se dire qu'à partir de sa « patrie transcendantale » (Lukacs), elle ne pourra aussi s'épanouir et gagner en maturité qu'en allant à la rencontre des autres. Aucune langue ne peut se soustraire à la dynamique langagière sans courir le risque de se figer. C'est en continuant à se nourrir réciproquement de leurs imaginaires respectifs, qu'elles pourront participer à rapprocher les peuples et à faire avancer un tant soit peu l'humanité sur la voie de la civilisation. Pour cela, il est plus que jamais urgent de faire éclater les catégories universalisantes avant de réinventer, dans et par la diversité des poétiques des langues, un monde nouveau, viable et plus humain. Pour conclure, l'on doit s'interroger, sans doute, s'il faut opter pour les langues sacrées ou les langues profanes. Vous aurez compris qu'il n'est pas de mon ressort d'instituer ou de destituer quoi que ce soit. Cela dit, cela ne m'empêchera pas de me prononcer dans la logique de l'analyse que j'ai essayée de développer. C'est donc sous le mode conjecturel et hypothétique que je finirai mon propos. S'il fallait choisir entre les langues sacrées ou profanes, je prendrais volontiers, loin de toute hérésie, le parti des langues profanes. En effet, le sacré est du côté de l'esprit et de la pensée, tandis que le profane est du côté du corps. Le sacré est du côté des systèmes, alors que le profane est du côté de la parole. Le sacré relève de la règle, le profane de l'exception. Le sacré est du côté de la lettre, le profane du côté de l'être. Le sacré relève du domaine de l'abstrait mais le profane se trouve enraciné dans notre réalité, ses douleurs et ses souffrances, ses joies et ses fantasmes. Le sacré est d'essence dogmatique, le profane d'essence historique. La langue profane est emplie de notre narcissisme, des couleurs du printemps, du gris maussade de l'automne, de la nudité blanche de l'hiver, et du midi de l'été. En un mot, toute la vie foisonnante qui fait défaut au sacré. Quand le sacré vient à peser de tout son poids sur la conscience du je, la langue souffre de trop de conformisme. Son dire, cessant d'être subversif, se neutralise, perd de sa verve, de son utopie et de ce fait se banalise. Il n'est plus animé de ce grain de folie qui le propulse dans l'inouï et l'exile dans les contrées de l'impossible. Pourtant, nous dit le philosophe, c'est justement grâce à cet « impossible que l'humanité se perpétue » (6). C'est pourquoi, j'ai osé prendre le risque et cultiver un peu à ma manière « l'amour du sacrilège ».
Notes de renvoi
1) Nous savons, par exemple, le sort réservé à Boudjedra par le lectorat arabophone.
2) J. Derrida. « Les yeux de la langue ». In Magazine littéraire n°430. Avril 2005.
3) M. Foucault. L'Archéologie du savoir. Galli 1969, p. 128.
4) E. Glissant. Introduction à une poétique du divers. Galli 1996, p. 113.
5) M. Foucault. Entretiens avec Claude Bonnefoy. 1966.
6) F.Nietzsche. Le Livre du philosophe. Flam 1991, p.88.


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