l'actualité cinématographique du Festival de Cannes donne la vedette à Emir Kusturica dont la personnalité secrète et exubérante ne laisse pas indifférent. Etonnant et talentueux personnage dont j'ignore la nationalité depuis qu'il ne peut plus être yougoslave, ce dont je me moquais bien jusqu'au moment où la scène finale de son célèbre Underground, m'a imposé la vision d'un morceau de terre qui se détache et finit par disparaître, après l'ultime réplique de l'un des protagonistes : Il était une fois un pays. Sensation non pas de déjà vu et entendu, mais de déjà senti. Assurément, à cet instant précis, ce qui était profondément ressenti devenait avec exactitude une image. Image de déchirement et de dérive, comme un morceau de cœur arraché qui était un bout de la Yougoslavie de Kusturica. Je me suis dit quelle chance de pouvoir dire : « Il était une fois un pays. » Quelle chance de pouvoir le montrer, ce bout de pays qu'on porte en soi, en fragments de douleur, en une image, en un mot, île ! Rien qu'un mot. Ile ! Le mot qui coupe du silence, qui serre ta poitrine dans les bandelettes du souvenir. D'autres hommes, avant cet Emir-là, avaient perdu leur pays dans des circonstances différentes, il y a longtemps. Des Africains à la peau noire avaient été chassés et transportés comme des bêtes jusqu'en lointaine Amérique après le tarissement de la sueur indienne. Une fois éteinte la source jaune, il avait bien fallu assurer la trésorerie en ponctionnant dans la chair noire. Réduits à la sous-humanité de l'esclavage, les Noirs devaient ressembler à ce groupe de Yougoslaves qui, dans Underground, vivent pendant des années dans les entrailles de la terre sans savoir que la lumière existe. Nuits sans nom. Longue nuit sans lune. Les uns pédalent pour actionner des dynamos, les autres piochent entre deux coups de fouets, les jarrets sectionnés pour rester cloués à l'inhumaine condition, la chair morte et noire tisonnée au fer rouge. Et puis, comme les Yougoslaves du film de Kusturica, les Noirs sont sortis de terre et de leur hébétude. Un jour, ils découvrent que la lune n'est pas le soleil, mais c'est à peu près tout. De voyages, ils n'ont vécu que des déracinements. Ils connaissent par cœur le pays de la souffrance, mais pas le leur, celui de leur origine. Si bien que lorsqu'ils décident de revendiquer l'or de leur minerai noir, ils ne peuvent pas faire comme Kusturica. Faute d'avoir ne serait-ce que des lambeaux de souvenir de leur pays, ils décident de tout prendre, en gros, en vrac. Gourmands et ambitieux, ils se saisissent de tout le continent africain comme d'une maison natale. Affamés, ils disent qu'ils sont à eux « ces quelques milliers de mortiférés qui tournent en rond dans la calebasse d'une île », une « île non-clôture », audacieuse et debout comme la négritude qui affirme qu'elle est humaine à cent pour cent. Au bout de la longue nuit underground, l'Afrique ancestrale, amicale, se dresse en un spectacle total, ancêtre Bambara, savane et forêt, fleuves et arbres fétiches, pileuses de mil et lianes bandelettes douces. Il était une fois mon pays. Mon pays grand comme un continent qui dérive, tam-tam de mains vides qui n'ont rien inventé, ni la boussole ni la poudre. Mains vides qui ont planté et cueilli coton, café, canne à sucre pour remplir armoires solides, tabatières argentées, coffres-forts impériaux. Temps perdu. Pays perdus qui dérivent en morceaux. Il était une fois mon pays. Ni île, ni continent. Une terre entière et indivisible, tête de proue du continent africain. Sans ethnies à la mode yougoslave, sans noirs déracinements. Tout un peuple s'y est retrouvé dans une nuit sans lune. Dans les caves underground, beaucoup ont pédalé pour actionner les dynamos. Il fallait de la lumière pour guider les mains couseuses de drapeaux et brodeuses de lettres d'amour mêlé de ressentiment. Et puis, à la faveur d'un gros trou dans le mur de l'histoire, les hommes et les femmes de mon pays se sont frayés un chemin à l'air libre. Tout le monde était là-haut, contrairement au film de Kusturica, où quelques-uns étaient restés en bas, trompés par les brigands humant le grand air pourri du trafic et des affaires. Dans mon pays, tout le monde était remonté là-haut, en plein été, en plein soleil. Tout le monde, dans mon pays, savait qu'il était midi, mais bizarrement, bientôt, il n'y eut plus de midi. Pas de midi qui tienne. Rien ne tenait. Des hommes couchés attendant l'aumône d'une chefferie, la loi piétinée, l'éthique étiquetée avec une mauvaise punaise sur le mur qui ne se prête pas au rituel des lamentations - pas assez de monde pour espérer un effet communautaire -, mais à la colère autistique, solitaire, inaudible, ignorée, sanctionnée par ceux qui ne discutent pas des ordres pour rester chefs. Au pied du mur de la relégation, j'ai ressenti en plein cœur le morcellement d'un territoire où les valeurs s'affaiblissent au profit du profit brut. J'étais en plein dans l'image finale de Underground, dérivant sur un bout de mon pays. Impossible de dire : « Il était une fois un pays ». Affolement. Le cœur en fragment, je plonge dans ce morceau de chair rouge d'humanité africaine, comme au plus fort de la négritude déracinée, mais rattachée férocement à son île-continent. Du fond de ma cave et jusqu'au bout de mon ressentiment, je m'en remets à la foi sauvage du sorcier. Je ne me dérobe point. « Donnez à mes mains puissance de modeler. Donnez à mon âme la trempe de l'épée. Faites de moi un homme de terminaison. Faites de moi un homme d'initiation. Faites de moi un homme de recueillement, Mais faites aussi de moi un homme d'ensemencement. Faites de moi l'exécuteur de ces œuvres hautes. Voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme. » J'ai renoncé à connaître la nationalité de l'Emir ex-yougoslave. Son petit bout de terre me va droit au cœur. Il était une fois mon pays, mon université. Il était une fois tout ce qui m'a fait, irrémédiablement ceinte de ma vaillance et de ma faiblesse. Avec la collaboration fraternelle d'Aimé Césaire, Léon Gontrand Damas, Paul Niger et Jacques Rabemananjara.