pour ceux qui l'ont bien étudiée, la poétesse américaine Emily Dickinson (1830-1886) était, physiquement, un heureux mélange de la poétesse française Louise Labé et des romancières anglaises, les sœurs Brontë. Son psychisme, quant à lui, se voulait d'une sensibilité extraordinaire, qui, avec le passage des ans, la poussait à s'enfermer dans sa propre coquille. Comme toute œuvre poétique, les 1775 poèmes publiés après sa mort s'ouvrent sur une espèce d'horizon apparent, mais qui, en vérité, se fait fuyant à chaque lecture. D'une voix intérieure, tonnante et claironnante, la petite dame de la ville d'Amherst parle, pour nous, de beauté, mais en se tenant à distance. Car, et c'est là où elle semble vraiment en dehors des normes, elle affiche une peur bleue de la beauté, même s'il lui plaît de suivre la procession de tout ce qui fait le charme de la vie. « Ô beauté, sois clémente », dit-elle dans l'un de ses poèmes. Dans les milieux littéraires, on ne s'explique toujours pas le pourquoi de sa solitude. Vision ou folie ? La chose devient agaçante au regard de ceux qui tentent de mettre toute l'humanité dans une simple équation. Au moindre mouvement suspect autour d'elle, Emily Dickinson faisait aussitôt un repli stratégique et glissait dans sa coquille. La solitude n'est-elle pas, en fin de compte, à la base de tout acte de création poétique ? A quoi bon l'exactitude en poésie quand celle-ci demeure aussi généreuse qu'elle l'a été depuis le commencement des temps ? Est-il salutaire encore d'aller chercher ce qu'il y a derrière l'œuvre ? Friedrich Hölderlin (1770-1843) se barricade derrière sa folie durant plus de quarante ans, mais personne ne conteste la grandeur de sa production poétique. Antonin Artaud (1896-1948) en fait de même, et ses volte-face enchantent encore ses lecteurs, et ainsi de suite. Le premier ayant tenté d'avoir un poste avancé dans le monde psychique de Dickinson fut son ami, le critique littéraire Thomas Wentworth Higginson. Evoquant leur première rencontre dans la localité d'Amherst, en juillet 1862, celui-ci se sent comme coupable de s'y être aventuré. Si j'avais passé avec elle un moment plus long, écrivit-il, elle se serait repliée à l'intérieur pour bien fermer les accrocs du coquillage. Il reconnut, par la suite, qu'il ne l'avait rencontrée que deux fois en vingt huit ans ! Rien n'échappait à sa belle prise quotidienne : les marronniers scintillant sous la rosée, les arbres dansant au rythme du vent, les oiseaux donnant l'impression de se chamailler dans les prairies environnantes, les pluies et les neiges qui arrivent avant le rendez-vous habituel, etc. C'est, pour ainsi dire, une beauté de l'ordre du quantifiable aux yeux de cette poétesse qui, étrangement, se sentait mal à l'aise en présence de la beauté elle-même et refusait de se faire encercler par celle-ci. Lorsque son ami, le critique littéraire Higginson, lui demanda de lui envoyer une photo d'elle au tout début de leur relation littéraire, il reçut d'elle la réponse suivante : « Me croiras-tu, ô mon ami ? Aucune photo de moi n'a été prise jusqu'à l'heure qu'il est. Je suis une femme de la dimension d'un petit oiseau. Ma chevelure est touffue, révoltée, tel un ramier des marronniers. Quant à mes yeux, ils sont comme les quelques cerises que l'invité laisse dans le fond de son verre. Cette description, est-elle de quelque intérêt pour toi ? » Les prétendants aux interprétations les plus téméraires finiront-ils, un jour, par nous donner le fin mot sur cette poétesse, nourrie dans la beauté et qui en connaissait tous les détours ? Ou bien faut-il se contenter de sa poésie et éviter de savoir ce qu'il y a derrière elle, selon le bon conseil du grand romancier allemand Thomas Mann ?