Les attentats terroristes qui ont ensanglanté ce jeudi 7 juillet 2005 la capitale britannique sont frappants par leur dimension duale à la fois fanatique et moderne. Comme ceux de New York, le 11 septembre 2001, et de Madrid, le 11 mars 2004, ils sont l'expression d'une logique qui, si elle se revendique urbi et orbi du corpus « salafiste » et « jihadiste », n'en est pas moins post-moderne par sa maîtrise technologique, expression d'une stupéfiante rationalité - fût-elle réduite à sa dimension exclusivement instrumentale. Derrière l'apparence d'une violence « islamique » ne varietur, celle-ci participerait bien plutôt d'une invention, tant les inflexions qu'elle introduit y sont plus importantes que les lignes de continuité qu'elle prétend entretenir avec les formes « classiques » du jihad. Autant dire que ce syncrétisme (reprendre le mot de Jacques Derrida) entre barbarie et rationalité a tôt accouché d'une nouvelle figure de la violence que les lectures essentialistes intéressées échouent à saisir. Cette figure-ci de la violence est à ce point inédite qu'elle semble annoncer en filigrane une phénoménologie jusque-là inconnue, inaugurale s'il en est du troisième millénaire, sur laquelle philosophes et anthropologues auront à se pencher pour tenter d'en dégager, s'il se peut, les significations qu'elle empile en sein et inscrit sur ses flancs. En deçà de la dimension esthétique de ce drame, ces attentats attribués à Al Qaîda confirment, s'il en était encore besoin, l'adoption par les tenants du jihad d'une stratégie « internationaliste » qui rappelle par certains côtés les actions terroristes menées par les mouvements marxistes-léninistes dans les années 1960 et 1970 (Brigades rouges, Action directe, Fractions Armée rouge, etc.). On le sait, cette réorientation stratégique est dictée par l'échec de l'islamisme radical à faire choir « l'ennemi intérieur » (les régimes autoritaires arabes en place depuis les indépendances) au moins autant que par une spéculation sur la fragilité de l' « Empire » américain dans le monde de l'après-guerre froide. Le renouvellement de cette doctrine est explicitement énoncé par Ayman Zawahiri, le théoricien du groupe et bras droit de Ben Laden, dans son livre Cavaliers sous la bannière du Prophète, diffusé deux mois après l'attentat des tours jumelles par Al Charq Al Awsat, le journal saoudien de Londres. S'inspirant des écrits de son mentor Sayyid Qotb sur la « génération coranique » (devant arracher les musulmans à la « nouvelle jahiliyya »), le médecin lance un appel lyrique au « nouveau contingent d'islamistes qui a si longtemps fait défaut à l'oumma » : « Notre époque est témoin d'un phénomène nouveau qui gagne sans cesse du terrain : celui des jeunes combattants du jihad qui abandonnent famille, pays, biens, études et emploi à la recherche d'un lieu pour accomplir le jihad pour l'amour d'Allah (...). Une seule solution : le jihad ! Les enfants de l'Islam en sont convaincus. » « Ces derniers doivent, poursuit le docteur en médecine, se préparer à un combat qui n'est pas confiné à une seule région, mais qui vise aussi bien l'ennemi apostat intérieur que l'ennemi judéo-croisé extérieur. » « Ce défi exige, précise le chirurgien, un commandement scientifique, combattant et rationnel. » Dans cette perspective, le caractère précis, « professionnel » et spectaculaire des attentats terroristes frappant les symboles de l'Occident - dont les effets se voient quasi instantanément démultipliés par la médiatisation planétaire - escompte séduire les masses musulmanes et les pousser dans la voie du jihad global contre l'ennemi intérieur et extérieur. A la différence de la première génération de jihadistes - celle qui a connu les guerres d'Afghanistan, de Tchétchénie, le maquis islamiste algérien ou la Bosnie-, le « nouveau contingent » du jihad, observe Olivier Roy, opère son born again islamism en Occident en « terre d'impiété » (dar al kufr) - exception faite des Saoudiens -, au contact du « Londonistan » et des « banlieues de l'Islam radical ». Il en est ainsi à titre d'exemple des commanditaires de l'attentat terroriste de Marrakech de 1994, issus de La Courneuve, banlieue « chaude » au nord-ouest de Paris. Il en est de même du groupe de Khaled Kelkal, français de naissance, réislamisé en prison - à l'instar du Britannique Richard Reid, « l'homme aux chaussures à explosifs » -, auteur des attentats terroristes dans les stations TGV de Paris en août et octobre 1995 ; de Mohamed Ressam, Algérien d'origine qui a opéré sa réislamisation à Marseille où il s'est install à l'âge de 18 ans, avant de regagner l'Afghanistan et de se faire intercepter à l'aéroport de Seattle en octobre 1999 en possession d'explosifs. Les pilotes (Mohamed Atta, Ziyad Jarrahi et Marwan Al Sheh) des avions écrasés sur les tours de Manhattan présentent un profil proche de celui-ci : tous sont issus des classes aisées ; tous ont suivi des études techniques en Allemagne (urbanisme pour le premier, architecture pour le deuxième, sciences appliquées pour le troisième) ; tous ont vécu selon un mode occidentalisé avant d'opérer leur réislamisation radicale dans une mosquée à Hambourg. La trajectoire sociale empruntée par le Pakistanais Cheikh Omar, responsable de l'enlèvement du journaliste américain Daniel Pearl, ne semble pas déroger à cette « voie », elle non plus : né à Londres de parents aisés, il entre à la prestigieuse London School of Economics and Polical Sciences, avant de rejoindre le maquis islamiste en Bosnie. Pour l'auteur de L'Echec de l'Islam politique, les agents de cette deuxième génération jihadiste sont désormais de « parfaits produits de l'occidentalisation et de la globalisation ». Travaillé sur la radicalisation des jeunes d'origine musulmane, le sociologue parvient à la conclusion suivante : « Dans tous les cas, on trouve le même schéma : un commanditaire politisé recrute des jeunes, en général entraînés dans la petite délinquance » pour qui l'islam est (...) une occasion de recomposition identitaire et protestataire qui se fait sous deux formes (compatibles entre elles) : la construction d'un espace islamisé local, autour d'une mosquée, l'accession à l'oumma par la participation à un réseau internationaliste. « Le problème posé par la violence d'Al Qaîda en Occident est donc bien plus complexe qu'il n'y paraît à première vue. Au lieu de déplorer la résurgence d'une violence atavique, il faut (donc) voir que c'est notre modernité elle-même, notre hypermodernité, qui produit ce type de violence et ses effets spéciaux dont le terrorisme fait partie lui aussi », remarque à juste titre Jean Baudrillard.