Toute chose met de l'ardeur à épouser les contours de sa propre forme ! », ce n'est pas un poète qui s'abandonne ainsi à ses effusions lyriques, encore moins un des tenants de la phénoménologie, mais bien un théologien andalou de l'ère classique, et quel théologien ! Dans un style qui n'avait d'égal que celui du grand prosateur, Ettawhidi, Le collier de la colombe, œuvre magistrale d'Ibn Hazm, (994-1064), étonne encore par sa subtilité et sa finesse, après plus de mille ans de la disparition de son auteur. En effet, le style y est pour beaucoup dans la réussite de ce livre, comme si le sujet abordé, celui de l'amour, avait trouvé, tout naturellement, une forme extrêmement seyante. Les autres théologiens de son temps, et ils sont légion, affichaient dans leurs écrits une rigueur, voire une dureté, injustifiée la plupart du temps en matière de pratique religieuse, alors que lui, le fondateur du Dhahirisme, le soucieux du primat de la littéralité du texte coranique et du hadith, se montrait si expansif, si exubérant, au point de se faire des ennemis, aussi bien dans les sphères du pouvoir que parmi les lettrés d'une manière générale. Tombé en disgrâce à la suite de l'assassinat de son protecteur cordouan, dépossédé de tous ses biens, Ibn Hazm se mit à la recherche d'un « endroit propre et bien éclairé », pour reprendre l'expression d'Ernest Hemingway. Il faut dire que l'erreur politique, la même, on la retrouve depuis le règne des Omeyyade jusqu'à nos jours : malheur à celui qui perd son pouvoir, quel que soit ce pouvoir ! Ibn Hazm, autrefois ministre à la cour de Cordoue, choyé, riche et faisant partie de la petite noblesse, se fit fuyard malgré lui. C'est dans la ville de Jativa qu'il trouva refuge chez des amis de sa famille, et c'est là, aussi, qu'il tourna le dos définitivement à la politique. La doctrine « dhahirite » est née en exil. Elle semblait orpheline au départ. Son auteur, rompu alors à la lecture et à la composition, devait commencer, à l'âge de 43 ans, la rédaction, tour à tour, de son chef-d'œuvre littéraire et psychologique Le collier de la colombe, et la somme de sa doctrine, Le dhahirisme, développée dans Les épîtres morales, Le livre des fondements juridiques et autres écrits. Les spécialistes d'Ibn Hazm s'accordent à dire que l'œuvre de celui-ci a été consignée dans plus de quatre-vingt mille pages ! En matière de langage, et c'est là où il fait montre de sa fantaisie créatrice, Ibn Hazm ne s'éloigne pas tellement du philosophe Michel Foucault. Celui-ci dit en substance que les mots ont reçu la tâche de « représenter la pensée ». Sur l'autre versant, le théologien andalou reconnaît aux mots leur véritable statut, c'est-à-dire, leur acception première, celle qui, selon lui, reste inchangée et véhicule de ce fait des vérités apparentes et à la portée de tout le monde. Il n'était donc pas sans gêner les tenants du rite malékite prédominant au sein de la société musulmane de l'Andalousie. Pour lui, il faut se contenter du texte coranique dans sa littéralité et du hadith en matière de jurisprudence, sans quoi, toute interprétation serait une véritable déviance. La littéralité, selon la doctrine dhahirite, implique le rejet des fondements sur lesquels repose cette même jurisprudence, tels que le raisonnement analogique, les dispositions légales qui semblent être bénéfiques, mais qui ne figurent pas dans les textes de référence, le consensus, excepté celui qui remonte aux compagnons du Prophète. Ibn Hazm devait donc servir de cible par excellence pour des revanchards aigris : malékites, mouataziltes, ascharites et, bien sûr, gens du pouvoir. Ce fut une avalanche d'autodafé de livres dans les différentes villes de l'Andalousie qui ne va pas sans rappeler celle du Moyen-Age européen. Toutefois, et en dépit de l'adversité de l'entourage politique, théologique et philosophique, les idées de cet intellectuel qui faisait cavalier seul dans le monde de l'esprit prirent racine, attirant ainsi des adeptes et des curieux dans une société qui aspirait à un changement radical. Mais, quelles sont les raisons qui ont fait mouvoir l'esprit de ce théologien dans un sens plutôt que dans un autre, et sans déroger à l'esprit et à la lettre du Saint Coran et de la tradition du Prophète ? Et quel chemin a-t-il pris pour aborder un sujet aussi tabou que celui de l'amour ? La réponse, il faut la quérir dans « l'explicite », dans le sens obvie du texte coranique. Pour lui, et il le dit en toute clarté dans son livre majestueux : « L'amour n'est ni un acte à réprouver ni un fait illicite du point de vue de la charia. Les choses du cœur, Dieu seul en dispose. » Et d'illustrer sa théorie en la matière par des versets coraniques et des anecdotes remontant au temps du Prophète. En fait, c'est une nouvelle approche épistémologique qui avait pris naissance sous sa plume, une approche, il faut le reconnaître, exigeant un grand courage d'un théologien de sa stature, qui fut marginalisé le restant de sa vie. Jusqu'à son temps, on parlait vaguement d'amour platonique ou encore des poètes de Beni Oudhra, dont faisaient partie Jamil boutheina, Koutheir Azza et autres. Les soufis avaient leur langage pour évoquer leur quête amoureuse de tout ce qui est divin, Ibn Hazm, quant à lui, s'attacha à ce qu'il y a d'explicite dans le texte coranique pour évoquer, au nez et à la barbe de tous les négationnistes, le côté sentimental comme le côté biologique de l'être humain. Sur ce chapitre, personne ne s'est senti de taille à lui tenir tête, encore moins à réfuter sa thèse. Ce faisant, il contribua à reculer certaines frontières tracées, abusivement, par des esprits manquant de discernement et de finesse. Si de nos jours le dhahirisme ne remporte pas parfois l'adhésion de certains fouqaha et intellectuels, et ne cadre pas avec certaines lois juridiques, la finesse du théologien qui parvint, durant une sombre période de sa vie, à nous livrer ce chef-d'œuvre qu'est Le collier de la colombe devrait, par contre, nous inciter à méditer longuement sur le droit à la réflexion tout court dans nos sociétés. Et ce n'est pas trop demander.