Est-il nécessaire de rappeler le rôle inestimable de la traduction dans la vie de la cité ? Est-il judicieux de reparler d'un phénomène qui est devenu un besoin vital pour l'évolution des sociétés dans le sens le plus large du mot, partage des cultures et des connaissances ? Peut-être que le problème dans les pays sous-développés se pose en termes plus complexes parce qu'il va de la vie de ces nations. Parler de la traduction n'est nullement évoquer une sous-discipline dépendante des avatars des sociétés mais bien plus, un travail de premier plan, avant tout, une responsabilité énorme. Elle est le deuxième œil qui fait de notre champ de vision, un champ complet. En d'autres termes, traduire c'est pouvoir vivre pleinement son temps, être productif et non pas se suffire d'être de simples consommateurs. A partir de là, la traduction perd le statut qui fait d'elle un luxe pour endosser le blason de besoin constant. Toute négligence peut mener au dessèchement culturel, voire même compromettre, mettre en péril l'avenir d'une nation. La traduction se fixe comme but premier d'amener les gens à accepter, ce passage si important, des cultures et faire de la médiation interlinguistique entre les nations un besoin vital, un atout ; de faire passer un message d'une langue source à une langue cible avec le maximum de visibilité, de sérieux et de responsabilité. Malheureusement, ce n'est pas toujours le cas. Pourtant, le désir masqué dans la pratique de la traduction, c'est d'exprimer la même chose dans une autre langue. Or, c'est là aussi toute l'ambiguïté de la notion de l'équivalence dans un monde traversé par différents cultures et canaux de savoir. La définition de Jean René Ladmiral nous propose des solutions partielles ; du moins, elle nous pousse à une réflexion inévitable. Elle pose la problématique dans la perspective d'un travail à dimension culturel « une méga communication assurant l'identité de la parole à travers la différence des langues ». Ce qui rend difficile, voire impossible, d'imaginer une traduction qui travaille juste sur les mots comme s'ils viennent tous d'un monde uni dans les réflexes culturels, dans ses codes, partagé dans ses connotations et ses dénotations. Une traduction dépouillée de toute interprétation est totalement exclue parce qu'elle est tout simplement fantasmatique et irréelle. Elle implique forcément au préalable que les langues seraient assimilables à des codes semblables comme si la culture qui les traverse n'est qu'un accessoire sans intérêt. Une traduction de ce genre ne peut exister que comme délire de faire du travail du traducteur un acte d'une objectivité totale en dehors de tout subjectivisme nuisible. Pourtant, ceux qui ont fait de la traduction un métier de vie s'accordent à dire, dans toutes leurs différences respectables, que la traduction ne peut faire l'économie d'un minima subjectif qui n'est autre, en réalité, que la touche culturelle bien surveillée. Un texte est d'abord une différence porteuse d'une exigence culturelle et non pas seulement une pratique linguistique formatée au préalable. D'ailleurs ce n'est pas la traduction de la littérature qui va démentir nos propos. Le passage par une subjectivité médiatrice demeure inévitable. Traduire un sens exige, entre autres, une solution aux exigences des dénotations et connotations, une résolution du problème de la dichotomie sémantique-stylistique. Peut-être que c'est là l'enjeu principal de la traduction et qui fait d'elle l'entreprise la plus délicate et la plus déroutante. Certains diront que c'est l'apanage en termes antinomiques d'un débat académique. Pourtant, le problème de la fidélité et l'élégance, ou de la lettre ou de l'esprit, reste entier, un problème en face duquel beaucoup de traductions n'ont jamais pu aboutir. Sinon, comment peut-on aujourd'hui expliquer et accepter une nouvelle traduction française de Don Quichotte de M. Cervantès (faite par Aline Schulman) d'un roman déjà traduit des dizaines de fois depuis la sortie de sa première partie au XVIe siècle, si ce n'est pas ce retour éternel pour paraphraser Nietzsche, afin de combler un vide culturel qui a échappé aux premiers traducteurs ? Comment peut-on comprendre par exemple l'utilité d'une nouvelle traduction qui vient de sortir chez Gallimard, d'un roman monumental tel que Ulysse de James Joyce, traduit depuis 1929 et renouvelé par Auguste Morel, en 1957. Des centaines d'autres exemples qu'on pourrait citer et qui ne feront que confirmer nos interrogations. Chaque nouvelle traduction vient combler un vide comme si la traduction se définit comme un chantier ouvert sur un travail perpétuel et permanent ou tous les agencements culturels s'imposent de fait. La responsabilité est si grande que le travail de traducteur ne peut être isolé des retombées inévitables. La finalité pragmatique de la traduction, n'est-elle pas de nous dispenser de la lecture du texte original ? Une grande responsabilité s'impose, d'abord par la nature ambiguë du traducteur, puisque de prime abord la traduction est un champ trop complexe qui souffre de déformations structurelles comme tout acte de communication. Elle est porteuse d'une marge inévitable d'insuffisances, d'un certain degré d'entropie et même une déperdition d'information. Le métier de traducteur ne consiste pas seulement à choisir le moindre mal ou de le limiter, mais de différencier dans une traduction entre l'indispensable et l'accessoire dans l'acte interprétatif, sans pour autant détruire la force et l'unité du texte. A titre illustratif, je cite cet exemple qui est très révélateur. La première traduction de l'âne d'or vers l'arabe a été faite par un chercheur libyen de renommée dans les années 1980 : Fahmi Khachim. Seulement voilà que la nationalité d'Apulée devient libyenne ; le traducteur confond ainsi la Libye comme zone de transit de l'écrivain pour rejoindre Rome et le lieu de sa naissance. D'ailleurs Madaure (Medaourouche) n'a été, à aucun moment, citée dans la préface. Pis encore, le traducteur prit la décision de faire des césures et des coupures dans le corps du texte en remplaçant les scènes osées de sexe ou religieuses par des pointillés, laissant la voix libre au lecteur d'imaginer la suite. Il a fallu attendre 20 ans après pour voir une nouvelle traduction émerger de ces décombres sous la plume de feu Abou Laïd Doudou, professeur de littérature comparée à la faculté des lettres d'Alger. Très embarrassé par le travail de son prédécesseur, il prit la décision de retraduire complètement le roman en confrontant l'original latin aux traductions française, allemande, anglaise et réaliser ainsi une interprétation qui réduit la marge du subjectivisme. A voir ce qui se fait aujourd'hui, dans notre pays, en termes de traduction, il est vraiment nécessaire de méditer le travail monumental de Doudou. Qu'a-t-on fait des romans de Dib, Malek Haddad, Kateb Yacine, Yasmina Khadra et d'autres, très mal traduits, même défigurés à cause d'une connaissance médiocre de la langue de départ, la langue source c'est-à-dire le français et les limites interprétatives dans la langue d'arrivée, la langue ciblée, c'est-à-dire l'arabe. Il suffit de reprendre quelques exemples de ce qui a été commis comme catastrophes pour se rendre à l'évidence et repose inévitablement le problème du bilinguisme : a-t-on encore des bilingues qui peuvent réaliser ce passage interlinguistique ? Une question à fouiller et à revoir de près.