Le peintre Mustapha Boutadjine privilégie la déconstruction du discours consumériste. Fidèle à son idéal révolutionnaire, il s'amuse à se moquer de la société de consommation. Très engagé, il se retrouve dans toutes les minorités. Après «Black is beautiful», il s'attaque à «Tzigana», une exposition qui nous réconcilie avec l'humanité. - Pourquoi les Gitans ? Est-ce après la polémique de l'été ou l'actualité vous a-t-elle rattrapé ? Non, c'est bien l'actualité qui m'a rattrapé, car le thème a été élaboré et commencé depuis deux années et demie environ. La création et la conception d'un tableau me prend presque un mois de travail, si ce n'est pas plus pour certaines scènes. Quant au sujet sur «les Gens du voyage», pour bien préciser la définition, c'est un travail sur la mémoire et sur les peuples opprimés comme le cas du thème précédent, à savoir «Black is toujours beautiful», qui date d'une dizaine d'années, abordant la mémoire et le vécu des peuples noirs dans leur ensemble et à travers les différents espaces. En ce qui concerne les Gitans, Tziganes, Manouches, Kaldés, Sintés, Roms et les autres, la démarche a été, pour les autres aussi, la dénonciation des préjugés, des clichés, de la méconnaissance et du mépris de cette population. Le hasard a fait que mon expo tombe en pleine «polémique», que je préfère appeler «drame à répétition de ce peuple». N'oublions pas qu'ils ont payé un lourd tribut pendant la Seconde Guerre mondiale et il y a eu peu d'écrits sur ce sujet Samudaripen (génocide en langue tzigane). - Mais pourquoi les Gitans spécifiquement ? Mais justement, c'est pour mettre à nu tous les discours hypocrites des institutions et des systèmes en place ! Et c'est à moi et à tous les autres «Gadjé» (non gitans) de le faire, parce que «le monde des Gitans» ne s'intéresse pas à ces structures. Le Gitan n'a pas de terre mais il a le monde, il n'a pas de frontières, il a une autre conception du monde, et à mon avis, c'est le premier peuple à avoir créé le concept de la citoyenneté avant que ça soit à la mode. - D'où vient votre intérêt pour les minorités ? Cela vient de mon histoire, je suis enfant de la guerre, enfant de la Révolution. Toutes les minorités, les peuples colonisés, les déshérités, leurs histoires ont été écrites par les «autres» pour continuer encore à les soumettre. Pour «Black is toujours beautiful», n'oublions pas que chez nous, c'est Frantz Fanon, Noir des Antilles et Algérien de cœur, qui a participé à la lutte de libération. Ses écrits fondamentaux (Les Damnés de la terre) ont inspiré beaucoup de peuples à travers le monde. Algérie terre d'accueil de tous les mouvements de libération d'Afrique qui avaient pignon sur rue à Alger, la «Mecque des révolutionnaires». Vous allez me dire que je suis nostalgique, peut-être, mais je n'ai pas changé de chemise, elle est toujours comme celle d'Hugo Chavez. - Comment accouchez-vous d'un tableau ? Vous avez d'abord l'idée, faites des croquis puis jouez sur les couleurs… ? Quel est votre processus de création ? C'est tout un processus, les thèmes ne manquent pas, j'en ai toujours dans ma valise. Après des recherches iconographiques assez laborieuses, le travail commence comme pour tout artiste peintre, c'est-à-dire à partir d'une trace (photo, dessin, gravure) créer soit un portrait ou une mise en scène. Le travail consiste à dessiner sur un grand support papier avec la mine de plomb, c'est un dessin grossier auquel je viens par la suite coller des morceaux de papier de magazine déchiré et préencollés préalablement, de touches. Je mets en place les formes et les couleurs de la physionomie de la personne. C'est un travail assez laborieux qui prend beaucoup de temps, mais le résultat est saisissant. Mon médium ce sont les magazines de luxe, qui mettent en valeur des produits de consommation inaccessibles aux couches défavorisées. C'est en déchirant ces logos, ces objets et ces richesses imprimés et en les détournant de leur fonction première que l'acte de création devient plus excitant, la démarche est déconstructive et révoltante à la fois. - Comment décririez-vous votre touche personnelle, votre peinture ? La démarche est picturale, contrairement aux collagistes. Plusieurs éléments de lecture peuvent être perçus, une forme de stratification de perception dans mes tableaux, déjà par le thème lui-même, ce sont toujours des portraits ou des scènes dénonçant les injustices par l'utilisation comme matière première de magazines qui favorisent le «capital», la bourgeoisie, les nouveaux riches, etc. - Vous n'auriez pas été peintre… Je serais resté simple designer ou prof des Beaux-arts anonyme. Mais cela m'aurait étonné, je suis enfant de La Glacière (quartier est d'Alger), et je connais bien la vie de ses habitants, je ne laisserai jamais d'autres écrire leur histoire, j'ai la chance de pouvoir m'exprimer sous la forme du graphisme-collage. Je ne trahirai pas ma classe. Le Gitan c'est moi, le Noir c'est moi aussi.. Tzigana, «Sous les pavés, le Gitan», Exposition, galerie Arcima, 161, rue Saint-Jacques, 75005 Paris jusqu'à aujourd'hui.